Entre le film de Tod Browning et Les nains aussi ont commencé petits de Werner Herzog, qui apparaît, à sa manière, comme une variation sur Freaks, on découvre la matrice occulte du reality show, ou plutôt sa mise en perspective prophétique et son renversement possible. En faisant disparaître les freaks, on se transforme soi-même en bêtes de foire, on occupe, in fine, la place qui leur avait été assignée. Si Freaks montre que l'on inspectera le quotidien des hommes comme s'il s'agissait d'un monde exotique (trait qui corrobore l'hypothèse d'une hyper-différenciation des êtres inconnue auparavant : aujourd'hui, il y a plus de différences entre votre voisin et vous, à tous les niveaux, qu'hier entre deux hommes de pays éloignés et pourtant, tout est pensé en fonction de l'étalon « homme »), c'est Les nains aussi ont commencé petits qui associe cette inlassable monstration à la prison et à son temps pseudo-circulaire, où rien n'est jamais vraiment commencé et rien n'est jamais vraiment fini.
« En l'absence de destin, l'homme moderne est livré à une expérimentation sans limites sur lui-même. » C'est Jean Baudrillard qui a écrit ce très beau texte sur la téléréalité dans une chronique pour Libération datée du 29 mai 2001, L'Elevage de poussière. Il y déploie une sorte de pataphysique du loft comme remake de L'Ange exterminateur : c'est la « réclusion volontaire comme laboratoire d'une convivialité de synthèse ». Dans un premier temps, Baudrillard remarque, comme tout le monde, que ce que l'on voit à travers la téléréalité, c'est le rien, le nul, le spectacle de la banalité, de la platitude : soit « l'extrême inverse du Théâtre de la Cruauté ». Mais dans un deuxième temps, il se reprend, et voit qu'il y a là une autre forme de cruauté. « A l'heure où la télé et les médias sont de moins en moins capables de rendre compte des événements (insupportables) du monde, il découvrent la vie quotidienne, la banalité existentielle comme l'événement le plus meurtrier, comme l'actualité la plus violente, comme le lieu même du crime parfait. Et elle l'est en effet. Et les gens sont fascinés, fascinés et terrifiés par l'indifférence du Rien-à-dire, Rien-à-faire, par l'indifférence de leur existence même. La contemplation du Crime Parfait, de la banalité comme nouveau visage de la fatalité, est devenue une véritable discipline olympique, ou le dernier avatar des sports de l'extrême. » Et Baudrillard cite Walter Benjamin : « L'humanité qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation avec les dieux olympiens l'est maintenant devenue pour elle-même. Son aliénation d'elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique de premier ordre. »
Pacôme Thiellement, CINEMA HERMETICA, Super 8, 2016.