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14 décembre 2021 2 14 /12 /décembre /2021 19:25

Ce n’est pas faute de le marteler par ici, la meilleure adaptation possible c’est la trahison. D’abord parce qu’une transposition fidèle est une chose impossible. Le médium cinématographique nécessite un mode d’expression et des formes figuratives qui sont par essence différentes de tout module écrit. Partant de cette évidence, il convient de rajouter qu’une défloraison naîtra nécessairement d’une transposition. Vous pouvez vous référer aux nombreuses thèses qui ont été faites sur le sujet, nous ne reviendrons pas dessus à cette heure, tout cela est acté depuis 1973 et demi. Nul ne saurait mieux clore le chapitre que celui qui citerait Goethe, vieil écrivaillon allemand qui aimait torturer ses jeunes personnages et revendiquer que la démocratie c’est pas top-top (bien que l’étiquette édicte encore aujourd’hui qu’il reste de bon ton de le citer), eh bien ce bon vieux Goethe, disais-je, déclarait que c’est le sujet qui impose à son auteur le médium à employer. Quand on y pense, c’est pas de chance pour Van Gogh qui n’a eu droit qu’à des sujets qui pouvaient se peindre, lui qui aurait tant voulu écrire sur certains d’entre eux ! Oui, drôle d’idée qu’eût ici l’ami Goethe, si ce n’est qu’elle lui permettait d’étayer sa théorie selon laquelle l’adaptation ne serait d’aucun intérêt si elle ne pouvait rien apporter de plus par rapport à l’œuvre originale. Là, d’accord. D’où la nécessité de se démarquer, donc de trahir.

 

Malgré son caractère réducteur, l’évidente fausse route de Goethe en la matière permet de mettre en exergue la façon dont la meilleure trahison possible doit opérer. L’idée essentielle reposant avant tout dans l’abandon du déterminisme d’une œuvre et de l’acceptation de la multitude des sens qui en émanent.

 

               Même si notre introduction se réfère principalement au genre littéraire et plus particulièrement au roman, le processus demeure valable pour une pièce de théâtre. Et, je vous dirais même que s’il était parfaitement compris et assimilé dans son sens le plus strict, il permettrait d’adapter jusqu’à des peintures, des musiques, des danses, des pièces d’architecture, des sculptures etc. La poésie serait remise au centre de la topographie cinématographique, aux dépens de ce qui l’a détruite : le didactique.

 

Donc, parlons adaptation théâtrale puisqu’ADIEU MONSIEUR HAFFMANN est l’adaptation cinématographique de la pièce qui porte le même titre et qui fit les beaux jours pré-Covid du Théââââââtre parisien, récoltant 4 Molière en 2018. Succès populaire, succès critique, il n’en fallait pas moins pour attirer l’attention des amoureux de belles histoires. Ca tombait bien puisque l’auteur Jean-Philippe Daguerre était un très bon ami du réalisateur Fred Cavayé. Quoi de mieux qu’une amitié de longue date pour une belle trahison dans les règles de l’art ? Enfin, de l’art… Je n’irais pas jusque-là. Nonobstant ces moindres considérations, le réalisateur ne fit ni une ni deux, balaya d’un revers de main la distribution théâtrale pourtant récompensée, et plaça des noms connus en tête d’affiche. Bien vu. Quitte à faire la même chose, autant faire complètement différemment, et c’est ce qu’il fit. Au bout du compte, le film est bien la pièce mais c’est aussi tout à fait autre chose. Nous l’allons voir tout à l’instant. Dans ta face, Goethe !

 

               Rien que ne le nom de Fred Cavayé suffit à faire naître en moi une petite appréhension avant que le film ne démarre. Capable du pire comme du moins pire, le son de ses gros sabots annonce toujours la couleur. D’un point de vue de la mise en scène, c’est souvent brut de décoffrage, sans emphase, sans lyrisme, sans poésie (nous y revoilà !). Il oscille entre des comédies où il décline un anonymat bien portant (RADIN !, LE JEU) et des thrillers d’action où ses velléités de mise en scène l’amènent à rouler sur du sable avec des chaines (POUR ELLE, A BOUT PORTANT, MEA CULPA). La critique aime bien appeler ce genre de réalisateurs des « faiseurs », ce qu’ils n’aiment pas, et je leur donne parfaitement raison. Alors tous s’accordent sur l’adjectif « efficace », qui est tout aussi péjoratif, mais bizarrement ça passe. Et c’est vrai qu’une seule vision de ses films, ça passe. Je ne crois pas qu’il me viendrait à l’idée d’en revoir un. Et même s’ils s’oublient très vite, ils ne laissent pas un goût amer en bouche. Probablement que ce qui sauve les films de Fred Cavayé c’est qu’on y sent tout de même un amour relatif pour le cinéma, une envie d’en faire, de retrouver dans les siens ce qu’il aime chez ceux des autres. Et je me dis qu’il est fort probable que son cinéma soit à l’aune de sa cinéphilie, qu’il soit plus attiré par les films du dimanche soir, les films populaires, les films qui rassemblent. Mais tout cela est de l’ordre de la digression et n’a que peu de valeur. Revenons-en au film.

 

               ADIEU MONSIEUR HAFFMANN s’ouvre sur les pieds de Gilles Lellouche. Il avance d’un pas décidé mais heurté. Il faut dire qu’avec son pied gauche en mode wheelsucker, il ne faudra clairement pas compter sur lui dimanche prochain pour tirer les pénaltys à la finale du district. Du coup, il porte une armature, une sorte d’attelle comme celle que pouvait avoir le jeune Forrest Gump. OK. Information très importante, mais… Tout ça, pour ça ! Il existe tout de même une liste détaillée des choses qu’on ne doit plus voir au cinéma. La fédé l’a clairement édictée, les réalisateurs le savent, mais non, certains continuent à n’en faire qu’à leur tête. Ils croient que, dans leur film, ce sera une valeur ajoutée mais non, non, non !!! Et commencer un film sur les pas d’un personnage, on le sait, ce n’est plus permis depuis 1989 et demi. C’est interdit ! Tout comme filmer des jeunes qui courent sur les trottoirs de Paris, des personnages qui courent derrière une voiture qui démarre, l’effet-bus, le bruit dans l’espace, les personnages qui raccrochent le téléphone sans dire au revoir, prononcer le mot « soda », les coups de poing dans le plexus qui ne font pas mal, Louis Garrel, les voitures qui prennent feu, les superhéros qui se maquillent le contour des yeux en noir, les assiettes servies et personne ne mange, les dents cariées à l’époque du Christ, les femmes qui font l’amour en gardant leur soutien-gorge, tout ça c’est non, non et non ! D’aucuns l’ont déjà été expérimenté à maintes reprises, et nous avons toujours pu constater qu’à chaque fois c’est la catastrophe assurée. Et malgré cela, il y en a encore qui se croient plus forts que la musique, qui persistent, et qui, bien sûr, se vautrent inévitablement.

 

Et ce n’est pas fini. Quelques minutes plus tard, qu’est-ce que je vois ? Mon Daniel Auteuil qui s’en va avec une valise vide ! Oui, vous avez bien lu. Vide, la valise ! Aussi vide que le bébé d’AMERICAN SNIPER est une poupée ! Ca se voit, on ne pense qu’à ça, ça flingue toute crédibilité et il n’y a rien de mieux pour réduire à néant tous les efforts que chacun a placés dans cette scène. Quel manque d’exigence ! Quel refus du travail bien fait ! Quelle mise en retrait de l’amour du geste !

 

Tout cela c’est du détail, mais tous les détails sont importants dans un film car ce sont eux qui lui donnent ses accents de vérité. Et personnellement, je pardonne plus aisément à un acteur qui joue faux qu’à un réalisateur qui fait l’économie de l’exactitude et de la précision. On ne peut pas en vouloir à quelqu’un pour son manque de talent, mais on peut lui en vouloir pour son manque d’application. Mais si vous voulez vraiment connaître le fond de ma pensée, ce genre de pratique révèle avec exactitude la manière de travailler des personnes. En l’occurrence, l’accessoiriste doit penser à ce que le personnage peut mettre dans sa valise (et je suis sûr qu’il a fait son boulot). Le réalisateur doit exiger que l’acteur fasse cet effort physique. Et enfin, l’acteur doit respecter son personnage avant de se respecter lui-même. A l’écran, nous devons voir Joseph Haffmann quitter sa boutique où il a passé tant d’années, et emporter avec lui les maigres éléments de sa vie qui se résument à une valise. Voilà ce que nous devons voir. Pas Daniel Auteuil qui se dit que ce sera plus facile à porter, surtout si on refait plusieurs fois la prise. Et je vais même vous dire plus, ça ne m‘étonne pas beaucoup de lui. Ca ne m’étonne pas beaucoup de la part de quelqu’un qui n’accepte plus de jouer dans des premiers films, aussi bons soient-ils. Parce qu’il faut bien dire ce qui est, ce n’est pas une question de premier film ou d’inexpérience du metteur en scène, c’est une question de confort, d’idéologie bourgeoise, et certainement pas une vision artistique. Nul doute qu’un premier film avec un excellent scénario et une production comme la Gaumont derrière, tout Daniel Auteuil qu’il est, il y sautera à pieds joints.

 

Quand on sait tout cela, on comprend mieux pourquoi Auteuil fait son Depardieu depuis… Depuis trop longtemps maintenant. Auteuil était un acteur formidable. Je l’ai adoré à une époque où je découvrais le cinéma et où, lui, s’y révélait. J‘aimais son irrévérence, son ambivalence, sa générosité. Mais, à mon sens, sa carrière s’est arrêtée au début des années 2000, après qu’il eut reçu son prix d’interprétation à Cannes suivi de son César du meilleur acteur, deux ans plus tard. Comme beaucoup d’acteurs, la consécration par ses pairs sonne souvent l’arrêt de se comporter comme un artiste. Ils deviennent alors des mascottes ou, au mieux, des fonctionnaires appliqués, garants d’une certaine norme et bénéficiant d’un bouclier d’assurance professionnelle. Certains producteurs (et même réalisateurs) se persuadent que leur figure d’intouchable rendra leur film tout autant inattaquable. Il faut dire aussi, à leur décharge, qu’ils ont atteint un tel savoir-faire qu’ils ont beaucoup de mal à trouver des scénarii et des réalisateurs capables de les sublimer. Alors ils se reposent sur leurs acquis et, de temps à autre, la rencontre a lieu. Le scénario permet d’exploiter leurs richesses et le réalisateur prend la peine de les diriger. C’est ainsi qu’Auteuil sait encore faire montre, de temps à autre, de ce qu’il est capable, comme en témoignent CACHE et LA BELLE EPOQUE. Mais dans ADIEU MONSIEUR HAFFMANN, c’est une nouvelle fois le Auteuil du cinéma de papa. Il capitalise sur sa bonhommie et son habile maîtrise. C’est propre et lisse. De l’ingénierie industrielle, somme toute. Néanmoins, il convient de préciser qu’il n’est pas beaucoup aidé par le scénario. Bien que ce soit le rôle-titre, le personnage de Joseph Haffmann est le moins bien écrit et le moins intéressant. Sa droiture et sa bienveillance l’aseptisent beaucoup trop et rien ne vient nuancer l’excellence du portrait. Et puis, l’état stationnaire du personnage quasiment du début à la fin ne laisse aucune place aux circonvolutions ni aux contradictions d’une construction de personnage riche et fertile. L’acteur se contente alors de jouer des états (colère, contrition, frustration, gêne…) La faute principalement à l’adaptateur qui a beaucoup de mal à fouiller les profils psychologiques de ses personnages. Du travail pépouze donc, qui ne manqua pas de plaire à Daniel Auteuil pour les raisons évoquées précédemment.

 

Mais ce qui est vrai pour l’un ne l’est pas forcément pour les autres. Ainsi, le personnage incarné par Gilles Lellouche est beaucoup mieux écrit, notamment par son évolution et non pas, là encore, par son étude psychologique. Alors que le personnage de Sara Giraudeau est celui qui est le plus intéressant, notamment par les béances que la comédienne se propose de combler, nous y reviendrons juste après. Bon, autant le dire tout de suite, je ne suis absolument pas convaincu par Gilles Lellouche dans ce rôle. Autant ses faux-fuyants et son statut de victime s’accordent bien avec son côté rogue et pataud, autant la raideur de son jeu l’empêche d’accéder à la profondeur dramatique que requièrent certaines scènes. Il est dirigé de manière trop conventionnelle. C’est une interprétation attendue, à la limite du cliché, sans aucune originalité.

 

Sara Giraudeau est tout autre. Entre elle et Gilles Lellouche s’établit la ligne distinctive qui sépare ce qui est juste de ce qui est vrai. Gilles Lellouche est juste, mais Sara Giraudeau est vraie. Tout est en accord, chez elle. Jusque dans les micro-expressions de son visage. Remarquez comme tout est lisible chez elle, même quand elle ne parle pas. La différence est flagrante entre un Gilles Lellouche qui ne joue que des intentions et une Sara Giraudeau qui ressent les choses intérieurement, qui fait du principe d’incarnation un précepte de jeu déterminant. Elle propose toujours la réaction la plus juste, le petit rajout pas essentiel mais hautement pertinent, l’inflexion de voix idoine etc. Elle joue les petites choses du quotidien avec un sens du détail extrêmement enthousiasmant. La scène où Gilles Lellouche la dévisage de derrière et lui dit qu’elle a l’air d’aller bien en est un très bon exemple. Elle pourrait se contenter de répondre simplement à ses remarques, mais elle fait un peu plus. Regardez bien, c’est délicieux.

 

Et puisque nous y sommes et que cela va bien avec l’ensemble dépareillé du film, notons qu’il y a des petits rôles vraiment très chouettes et des petits rôles vraiment exécrables. Au tableau d’honneur, commençons par la dame âgée du tout début : Claudette Walker. Une très courte apparition mais très marquante. Ciselée comme j’aime. Comme le disait le mon maître : « Il n’y a pas de petit rôle ». Dont acte. Nikolai Kinski est aussi très bien. Impeccable dans chacune de ses scènes. Humble, précis, sympathique et dangereux, fascinant et repoussant. Très appréciable, même si on nous refait le coup du nazi tiré à quatre épingles, amateur d’art et de belles femmes. Et puis, il y a Mathilde Bisson. Ah, Mathilde Bisson ! Voilà une grande actrice. Vous l’avez sûrement vue dans des petits rôles de-ci de-là, mais si vous ne la connaissez pas regardez séance tenante AU PLUS PRES DU SOLEIL d’Yves Angelo, où elle est sublime dans un rôle pour lequel elle aurait dû avoir un César, alors qu’elle ne fut même pas nominée. (Et c’est justement en conséquence de quoi j’ai décidé depuis ce jour-là de ne plus dire « nommé » mais « nominé ».) Toujours est-il qu’elle interprète ici une prostituée de luxe qui fricote avec les nazis. Elle n’a que de courtes scènes et nous la voyons très peu, mais elle est à chaque fois captivante sans pour autant focaliser l’attention sur elle. Dans un rôle très cliché, déjà vu et revu, elle amène une touche de légèreté qui suffit à créer une autre consistance à son personnage et à faire naître l’empathie chez le spectateur. Elle fait le choix intelligent de ne pas travailler sur la vulgarité (puisque c’est un jugement) mais sur les motivations de son personnage. Elle combine ainsi l’accord parfait d’une personne très à l’aise avec son corps et ses propres choix moraux. Et comme elle ne juge pas son personnage, elle joue la vulgarité sans jamais l’être. Voilà comment une actrice arrive à faire d’un personnage délaissé dans l’écriture (car secondaire et non décisif dans l’intrigue), un personnage neuf, différent de l’image conventionnelle que nous pouvons en avoir, et dont la personnalité transparaît malgré la minceur de ce qu’il lui est donné à défendre. Eh bien ça, c’est une grande qualité pour un comédien de ne pas s’en tenir au texte qui lui est donné et aux indications du metteur en scène. Faire preuve d’initiative et arriver avec des propositions convaincantes doit faire partie de son A.D.N. C’est ce que je vois chez Mathilde Bisson et Sara Giraudeau dans ce film. Je vois la touche commune et banale de l’écriture, et tous les poncifs qui relèvent de leurs personnages. Et malgré cela, elles l’étoffent, elles le transcendent, elles le complexifient. Bâtir un personnage c’est établir une discussion entre le fictif et le réel. Et, à mes yeux, ce travail transpire dans le film de Fred Cavayé. Elles ont probablement œuvré (surtout Sara Giraudeau) pour une réécriture, ou peut-être même apporté leurs propres dialogues, refusant de dire telle chose, argumentant en faveur d’autres, rejetant telle scène, développant telle autre. C’est un des commandements du comédien, et tant pis s’il passe pour un chieur. Il arrive un moment où, s’il travaille bien, le comédien connaît mieux son personnage que l’auteur. Et il semblerait que Fred Cavayé ait été assez attentif pour retenir leurs propositions.

 

Et puis l’autre versant de tout cela, c’est, nous l’avons dit, des petits rôles assez mal joués et qui dénotent étrangement avec le reste. Je pense aux quelques nazis forcément très méchants parce qu’il ne peut pas en être autrement, mais aussi quelques gendarmes de mauvais augure. Dès que ce sont des clichés ambulants, ces personnages n’existent plus. Dès qu’ils sont traités comme des figures symboliques et non comme des êtres humains, l’interprétation du comédien devient plaquée et irrémédiablement extérieure. Là encore, cela en dit long sur le degré d’exigence du metteur en scène.

 

               Bon, voilà que nous avons anticipé et parlé des comédiens plus tôt que prévu. Il n’empêche, cela donne une vue assez panoramique de la façon dont l’ensemble est agencé. Revenons-en à ce qu’il se passe dans le film pour mieux plonger les mains dans le cambouis.

 

Donc, rien que ça, le coup des pieds de Gilles Lellouche et la valise de Daniel Auteuil, j’étais déjà en position latérale de sécurité. Et par la suite, cela ne s’améliore pas franchement, même si, soyons tout à fait honnêtes, ce n’est pas vraiment pire.

 

Vous vous en doutez un peu, ce qui manque terriblement au film c’est de la mise en scène. C’est gentiment anonyme de bout en bout, et ce qui est lisible sur l’affiche est prévisible dans le film. Sans compter l’affreuse bande-annonce qui raconte déjà tout ! Si les stéréotypes sont nombreux, nous allons voir que cette l’histoire a quelque chose à nous offrir de plus que ces quelques éléments maladroits disséminés de part et d’autre. Or, elle ne peut tout rattraper. A commencer par ces décors qui sentent trop le carton-pâte pour être acceptables. Les devantures de bâtiments placées pour dissimuler les immeubles modernes se repèrent facilement, et la patine un peu trop homogène semble tout droit sortie d’un tutoriel. Tout est terne, gris, marron, délavé, cafardeux. Forcément, camarade, nous sommes pendant la Seconde Guerre Mondiale !!! Et les extérieurs sont éclairés dans le même ordre d’idée. C’est tristoune et compagnie. Denis Rouden s’en sort mieux avec les intérieurs, où il arrive à donner plus de modelé et parfois de chaleur. Mais tout cela peine à emporter l’adhésion. Sans oublier la musique lénifiante de Christophe Julien qui n’est utilisée que pour paraphraser les situations qui nous sont présentées. Le Scope est inexploité. Quand ? Comment ? Pourquoi ? Le travail sur le son, lui, est assez déroutant car nous pouvons noter l’effort de mettre en avant certains éléments distinctifs, certains objets, mais toujours à dessein de souligner ce qui se joue et que les comédiens suffisent à faire passer. Bref, de l’effort, c’est certain, mais le tout donne l’impression d’une grosse machine sous-alimentée, trop respectueuse du cahier des charges et qui rechigne à s’éloigner un tant soit peu du scénario. Et c’est pourtant de là que son salut devrait venir. Ne pas être dans les clous, créer des dissonances, des trous d’air, pourquoi pas des digressions. Mais Fred Cavayé n’en démord pas. Le scénario reste sacré et l’académisme finit par l’emporter. Le film manque de gourmandises, d’idées visuelles, cinématographiques, de variations de rythme, de fulgurances. Les rares excroissances sont des poussées trop timides, mais pourtant efficientes lorsque nous y regardons de plus près. Les scènes qui fonctionnent le mieux sont celles qui se passent de dialogues, et toutes les ellipses narratives issues du montage sont de très bons choix. Il n’empêche que le parcours est fléché de bout en bout, le film reste linéaire, totalement au service du scénario. Et c’est exactement là que se trouve le nœud du problème.

 

               La plus grande qualité d’ADIEU MONSIEUR HAFFMAN réside dans son histoire. Si son allure générale est poussive, c’est bien ce qu’il nous raconte qui nous permet de rester accroché jusqu’au bout. Le film se construit en écheveau de données primaires et secondaires qui jouent la même partition et se rejoignent toutes sans que nous y prêtions forcément attention. Et puis, cette histoire contient de nombreuses péripéties qui nourrissent le propos (à part celle du ballon, artifice narratif tout à fait dispensable), toujours en naviguant à vue. Bon point. L’exposition est d’une banalité affligeante mais voulue, à juste titre. Elle permet de mieux nous cueillir lorsque les postulats du film vont se poser entre les trois personnages principaux. Que nous croyons. Car au moment où nous pensons que les véritables enjeux du film viennent de se dévoiler, l’histoire prend secrètement une voie parallèle qui bifurque insensiblement pour finir sur une problématique à cent lieues de celle qui nous avait été exposée. Voilà qui fait plaisir.

 

Alliée à un montage dicté par la nécessité de la course narrative, cette histoire est le flux innervant du film, celui qui permet de gommer les défauts jusque dans une certaine mesure. Acceptant ses propres limites en tant que réalisateur, Fred Cavayé a su en faire un allié de premier ordre, qui déséquilibre ou rééquilibre par effet de compensation. Du cinéma inoffensif, certes, mais assez franc du collier, ce qui est tout à son honneur. Etrange objet filmique qui alterne le bon et le moins bon. Sans trop en dire, nous pouvons mentionner le coup de théâtre final qui mérite qu’on loue l’absence d’explication sur les motivations de Daniel Auteuil, alors que le reste du film ne manque pas d’expliquer et de surexpliquer. Et d’un autre côté, le film nous use par lassitude morale lorsque Daniel Auteuil édicte la fable du film à Sara Giraudeau, vers la fin. D’autant que Joe Dante nous a déjà montré avec son palpitant MATINEE que chacun choisit sa peur. La vraie morale, finalement, c’est qu’au même titre qu’un acteur ne doit pas dire qu’il a mal quand il a mal, un scénario ne doit pas non plus se terminer sur une phrase qui résume tout le film. C’est interdit depuis 1952 trois quarts !!!

 

               Bien qu’ADIEU MONSIEUR HAFFMANN ne soit pas complètement abouti en tant qu’œuvre cinématographique, son travail d’adaptation se distingue par une relecture, une appropriation du thème original de l’œuvre en fonction des obsessions du réalisateur-adaptateur. Aussi axée sur le comique que fut la pièce, Fred Cavayé s’est davantage tourné vers ses ramifications les plus dramatiques et en a fait sa matière première. C’est à travers l’évolution du personnage de Gilles Lellouche qu’il peut insérer des accents sombres et néfastes. Le film finit par développer la thèse très rousseauiste qui veut que toute fortune possédée est une libération alors que celle que l’on poursuit est une servitude. Et la fortune, bien évidemment, n’est pas toujours financière. En finissant par n’agir que pour son gain personnel, Gilles Lellouche crée un monstre. Ses complexes et sa névrose l’amènent à avoir une image tellement dévalorisée de lui-même qu’elle en devient sa propre ennemie. C’est dire si Fred Cavayé travaille sur l’obscur et n’hésite pas à assombrir son propos.

 

Dans le film l’humour ne pointe quasiment pas. Les préoccupations sont sérieuses, le ton est parfois très grave, l’angoisse peut vite monter et l’ambiance se révéler ténébreuse. La légèreté fait place à la pesanteur, non pas en signe de confrontation mais plutôt d’approfondissement de la ligne générale de l’œuvre. Deux salles, deux ambiances, sans pour autant que ne soit dénaturé le sens premier de la pièce, mais aussi dans l’optique de libérer ses autres sens. En adaptation, la complémentarité l’emporte sur la substitution. Mine de rien, ils ne sont pas nombreux à avoir passé ce cap.

23 février 2020 7 23 /02 /février /2020 23:30

Avertissement : pour profiter pleinement de cette critique, il convient de la lire tout en écoutant en boucle cette chanson :

 

 

 

               On rigole, on rigole à la rédac avec les copains et les cadres dirigeants, même qu’on a inventé un jeu très chouette qui nous prend tout notre temps au lieu de bosser d’arrache-pied sur plein de films superbes, mais aussi sur ceux de Louis Garrel. La règle du jeu est toute bête : il faut trouver le titre d’un film à partir d’un autre titre (inventé, celui-là, donc beaucoup plus beau) qui doit mettre sur la piste. Exemple : pour DEMARRE LA BAGNOLE ! il faut trouver… Vous ne voyez pas ? Et en réfléchissant un peu ?... Ah, j’en vois deux au fond qui se gaussent déjà d’avoir la bonne réponse. Allez, les autres, un petit effort !... Toujours pas ?... Bon, je vous donne un indice : DEMARRE LA BAGNOLE ! est un film avec Jean-Claude Van Damme… Alors ?... Eh oui : FULL CONTACT ! Rires, évidemment. Rires des copains, rires de la famille, rires autour de vous, rires partout et beaucoup. Encore un ? Allez, je cède à la pression, voici : MARRE-TOI AUX APPLAUDISSEMENTS. Je vous laisse le temps de chercher, réponse à la toute fin.

 

Oui, parce qu’on rigole, on rigole, mais aujourd’hui nous allons être tout à fait sérieux, nous allons parler de comédie. Et attention ! Pas n’importe laquelle, de comédie. La comédie populaire, s’il vous plaît ! Alors, oui, en France, c’est un genre copieusement décrié, tant et si bien que populaire est devenue le synonyme de beauf. Peut-être la faute à un surplus de Franck Dubosc. Ou un surpoids de Kad Merad. Bref, nous n’allons pas résoudre la trisection de l’angle derechef, il y a trop de comédies débiles par chez nous (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas d’excellentes), c’est un fait, allons voir comment elle se porte ailleurs. Tiens, tant que nous y sommes, remontons même 10 ans en arrière.

 

EASY A est un film que nous voulions critiquer à LA LUMIERE VIENT DU FOND depuis longtemps, et les années passant la revoyure du film ne dément pas la bonne première impression que nous avions eu, même si les modes intrinsèques du film sont déjà celles d’un autre temps. Pourtant, EASY A garde toujours son mordant, et son comique est toujours plus percutant que la bonne majorité des productions du même genre. D’abord, la chose la plus étonnante c’est que le film n’a pas connu de sortie en France. Eh non ! Il y a du Emma Stone, du Malcolm McDowell, du Lisa Kudrow (maintenant plus personne ne sait qui c’est dans la jeune génération, mais il y a 10 ans elle surfait encore sur l’aura qu’elle avait tirée de la série « Friends »), il y a aussi du Stanley Tucci ou encore du Patricia Clarkson. Bon, OK, Emma Stone n’était pas non plus la grande vedette qu’elle est désormais, mais elle sortait tout de même de ZOMBIELAND ! Mais non, pour nous ce fut du direct DVD. Eh bien nous allons voir qu’une fois encore, nos amis distributeurs sont ceux qui ont les meilleures têtes de vainqueurs et qu’ils ont eu le nez bien creux ! Et puis surtout, nous allons aborder EASY A par son versant le plus réjouissant : c’est un teen movie ! Et pas n’importe quelle branche du teen movie : un film de lycée. Le film de lycée, c’est probablement le genre le plus sous-coté du cinéma mondial, pour ne pas dire le plus méprisé. Pour vous donner un exemple, le peu d’égards qu’on lui accorde est à peu près égal à ceux que l’on accordait à Hitchcock à l’époque de la Nouvelle Vague, ou à la série B avant les années 80. A cela de nombreuses et différentes raisons, mais pour faire court disons que c’est un genre sans cesse ramené au même niveau intellectuel que les adolescents qu’il dépeint. Ce n’est pas totalement faux, mais c’est complètement irrespectueux et sacrément réducteur. Un peu comme si le péplum n’était réduit qu’à une masse de films où seule compte la virilité triomphale de l’homme musclé. Eh bien nous allons voir, grâce à EASY A, que les idées fausses peuvent et doivent se combattre à coup d’arguments vrais. Parce qu’en règle générale, le film de lycée est toujours traité sur le ton de la rebuffade et de l’arrogance, si bien que le sort de chaque film est déjà scellé avant toute critique. Sauf que, vous commencez à le savoir, pas de ça ici ! LA LUMIERE VIENT DU FOND traite de tous les cinémas sur le même pied d’égalité. Et à la fin, nous allons même vous expliquer pourquoi le film de lycée est un genre majeur et bien plus important qu’il n’y paraît.

 

               On ne perd pas de temps car le film commence tambour battant, et je dirais même tambours battants pour accentuer cette impression qu’il n’y a pas de temps à perdre. Présentation succincte de notre héroïne et hop ! ça attaque dans le vif du sujet. Nous sommes en Amérique, aux Unis de leur état, dans le lycée d’Emma Stone où cette dernière fait de la figuration. Elle traverse les allées et les couloirs comme un véritable fantôme. En d’autres termes, personne ne lui prête la moindre attention. Elle n’alimente pas les regards féminins jaloux, pas plus qu’elle n’attise la convoitise dans les regards masculins. Elle ne fait partie d’aucune confrérie mais elle ne tombe pas non plus dans la catégorie des losers. Bref, personne ne la calcule, elle se fond dans la masse, elle est totalement lambda. Ce qui est assez étonnant d’ailleurs, car elle a une personnalité assez originale (surtout par son humour), intelligente, sensible, très mignonne et plutôt bien roulée, comme on disait en 2010 avant que cette expression ne soit taxée de sexiste. Mais bon, la pauvre Emma, elle a une toute petite poitrine. Apparemment, cela doit être une condition sine qua non au regard de la gent masculine puisque c’est une des premières choses qu’elle nous apprend sur elle, comme une excuse d’exister malgré ce travers. Et puis surtout, elle s’habille et se coiffe chez Anonyme, ce qui n’aide pas. Elle a tout de même une meilleure amie : Aly Michalka, qui, elle, a une grosse poitrine et la met en valeur, ce qui la fait tomber direct dans la catégorie bimbo ou cagole, selon d’où vous lisez cette critique. Les deux copines ne sont pas du tout assorties, du coup le duo fonctionne très bien. Le problème du jour c’est qu’Aly veut qu’Emme l’accompagne faire du camping avec elle et ses parents. Pour Emma, le camping pourquoi pas, mais avec les parents d’Aly… Disons qu’ils sont très « nature », et la dernière fois qu’Emma a accepté, eh bien ce n’était pas top (petit flashback très drôle). Comme le tact et la délicatesse l’empêchent de le dire à son amie, elle invente un bobard, elle invente George, le coup d’un week-end. Le week-end arrive. Emma ne se tape ni le camping, ni George, et en bonne nolife qu’elle est, elle le passe à chanter la même chanson en boucle. Forcément, le lundi matin, au lycée, ce qui doit arriver arrive, et Aly insiste pour savoir si Emma et George ont fait crac-crac et comment c’était et je pourrais avoir des photos ? Le truc c’est qu’Emma et probablement Aly ne savent rien des « petites choses de la vie ». Et là va commencer à poindre la thématique principale du film. Oui, il va être question de coucheries ou plutôt de non-coucheries. Mais avant tout cela, la scène où Emma avoue à Aly qu’elle a effectivement vu le loup le week-end dernier avec George, cette scène se passe dans les toilettes du lycée et, pas de chance, elles n’étaient pas seules. Une des élèves a tout entendu et va téléphoner la chose de manière très arabe dans tout le lycée. C’en est fait de la réputation d’Emma ! La rumeur fait son office et elle va devenir la grosse salope du lycée. Cette fois-ci tout le monde la remarque. Les garçons se retournent sur son passage et les filles médisent dans son dos. Pour elle, cela ne change pas grand-chose. En fait, si : ça lui plaît bien ! Alors elle va prendre son rôle très à cœur… Voilà qui fonce à toute berzingue, les amis, car tout cela ce n’est pas le film, ce sont les 15 premières minutes seulement ! Après, il s’en passe encore et encore. Même que ça reflashbacke (du verbe reflashbacker, si je veux !) à l’époque où Emma était prépubère. Lors d’une boum, elle a eu droit aux « 7 minutes au paradis », vous savez ce jeu où vous êtes désignés, un garçon et une fille, puis on vous enferme pendant 7 minutes dans une pièce et vous devez vous embrasser. Emma, elle est toute jouasse parce qu’elle est tombée sur le gars de ses rêves : Dan Byrd. Mais lui, embrasser, il ne sait pas, il ne veut pas, il chipote, il vire, il tourne sept fois sa langue dans sa bouche au lieu de le faire dans la bouche d’Emma (l’idiot !), et finalement s’ils ne le font pas mais qu’Emma dit quand même aux autres qu’ils l’ont fait, ça l’arrange bien. Pas Emma. On la comprend. Mais elle accepte. Et des années après, ils sont restés amis. Plus ou moins. Ce qu’elle ne savait pas et probablement lui non plus, même s’il le pressentait, c’est qu’il est homosexuel. Du coup, en 2010, le nouveau statut d’Emma aidant, Dan vient lui proposer un marché. Pour avoir la paix au lycée et qu’il ne passe plus pour un gay, il lui propose qu’ils fassent croire à tout le monde qu’ils couchent ensemble. Après tout, pour elle, cela ne changera pas grand-chose, sinon asseoir sa réputation. Après quelques réticences, Emma accepte et les voilà partis à la teuf de la semaine chez la fille la plus populaire du lycée. Là, tout le gotha des influenceurs du lycée se presse pour être en vue. Ils arrivent à la soirée (si vous voulez voir Emma stone, c’est là), mettent leur plan à exécution et se retrouvent comme quelques années auparavant. Dans la chambre de la jeune organisatrice, ils s’adonnent à de faux ébats athlétiques qui manquent de passer inaperçus, vu que tout le monde écoute à la porte. Le plan a fonctionné, tout le monde rentre chez soi, repos du guerrier et puis j’ai des devoirs à faire quand même ! De retour au lycée, la magie a opéré sur Dan. Il est accepté par les autres gars comme un mec, un vrai. Emma, elle, continue à arpenter les allées du lycée dans des tenues de plus en plus provocantes. Tout cela pourrait s’arrêter là et n’avoir aucun intérêt si Dan ne disait la vérité à Jameson Moss. Ce dernier, lui aussi en recherche de popularité, s’adresse à Emma pour savoir s’il ne serait pas possible de faire pareil en ce qui le concerne. Scotchée, Emma refuse. Mais devant le désappointement et la tristesse du gars, Emma, toujours prête à rendre service, accepte le deal contre un bon cadeau de 100 dollars. De nouveau, la rumeur enfle, et voilà qu’une bonne partie du lycée vient frapper à sa porte parce qu’ils ont tous des bons qui arrivent à échéance ou des objets d’occasion à céder.

 

               D’habitude je prends soin de ne pas résumer les films, ou très peu (nous ne sommes pas sur Allociné, quand même !), mais cette fois-ci il était plus que nécessaire d’en faire un petit topo pour savoir où nous mettons les pieds, et par la même occasion constater que, quoiqu’on puisse en dire, EASY A est bien l’exemple qu’un scénario de film de lycée ne tient pas sur un ticket de métro, qu’il est parfois plus complexe qu’on s’y attend et qu’il peut très bien allier légèreté et profondeur, ce qui n’est pas incompatible.

 

Vous voyez que nous ne nous sommes pas fichus de vous, et qu’en termes de sérieux vous voilà servis. Qui osera encore dire après ça que les films de lycée sont monomorphes et unidimensionnels ? EASY A est probablement le dernier grand film qui a tout compris à l’esprit du teen movie, nous allons y revenir. Mais d’abord, voyons ensemble comment il y parvient.

 

               La carte maîtresse d’EASY A c’est bien évidemment Emma Stone. La voilà dans son premier grand rôle. Elle a 20 ans lors du tournage, le visage encore un peu rond et déjà toute son espièglerie au bout des lèvres. C’est amusant d’ailleurs de constater que tous ces jeunes qui vont au lycée ont entre 20 et 23 ans. C’est toujours comme cela dans les films de lycée américains. Eh bien, vous savez quoi ? Ça passe ! Je n’ai jamais compris ceux qui s’enhardissent contre cette pratique mais qui ne trouvent rien à redire sur les acteurs qu’on grime pour les vieillir. Alors que, justement, on ne voit que ça : le maquillage ! Tiens, récemment nous avons eu droit à une belle et stupide controverse concernant les rajeunissements numériques du IRISHMAN de Martin Scorsese. Et d’une mauvaise foi crasse, en plus ! Car pour être honnête, ils étaient tout à fait convaincants, alors que les vieillissements à l’ancienne paraissaient complètement artificiels. Le fait est que tout cela n’est que de la discussion de comptoir. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une convention. Si vous ne l’acceptez pas, alors vous n’avez aucune raison d’accepter que ce soit Brad Pitt qui joue tel rôle, puisque vous voyez bien que c’est lui et que les autres acteurs font comme si c’était quelqu’un d’autre. Personne ne voit qu’il lui ressemble ? Et pourquoi jamais personne dans ses films ne lui dit qu’il ressemble à Brad Pitt ?

 

Revenons-en à notre chère Emma Stone qui, dans ce film incarne Olive Penderghast, jeune lycéenne de Californie qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Emma Stone, mais tout le monde fait comme si de rien n’était. Voilà un personnage qui apparaît bien original dans sa caractérisation, alors qu’il ne l’est pas tant que ça. En fait, il se définit surtout grâce aux autres. Je m’explique. Dans sa manière de parler, les mots qu’elle emploie, la manière dont elle répond, mais aussi par ses attitudes, ses prises de décisions, cette jeune femme nous apparaît très mûre et très intelligente pour son âge. A bien y regarder, ce n’est absolument pas le cas. Ce sont les autres qui sont immatures, stupides, superficiels et irréfléchis. Emma, elle, est tout simplement normale, les pieds sur terre, pleine de bon sens, lucide et spirituelle. Peut-être pas forcément raisonnable, lorsqu’elle agit elle ne le fait peut-être pas en mesurant toutes les conséquences, mais elle le fait toujours de manière responsable. Des qualités qui ne sont pas forcément développées chez elle à un degré supérieur, mais lorsqu’elle se trouve en contact avec d’autres élèves de son âge, elle paraît tout de suite au-dessus de la moyenne. Joli principe scénaristique qui n’est pas sans rappeler l’excellent IDIOCRACY (autre comédie populaire très bien pensée).

 

Emma Stone est éblouissante dans ce rôle. Elle est pétillante, inventive, drôle, avec un charme fou. Elle y va de temps en temps avec force mimiques, mais grâce à une sincérité incroyable, ça passe toujours. L’un des traits de caractère qui rend ce personnage si attachant, c’est son humour. Douée d’une répartie fulgurante et souvent caustique, elle use d’un second degré et d’un sens de la dérision qui font mouche à chaque fois. Et là, il faut rendre à César sa statuette en plaqué or, les dialogues sont vraiment brillants. Et notamment ceux des parents d’Emma (Patricia Clarkson et Stanley Tucci, impeccables). Voilà deux personnages à l’humour très drôle sans qu’ils ne soient caricaturaux. Et d’une cohérence imparable, en plus, puisque cela expliquerait d’où vient la vis comica d’Emma. Avec tout ce patchwork de personnages, de situations, de gags, d’expressions faciales (Amanda Bynes n’est pas en reste, il faut la voir tailler des crayons sans rien dire !), nous rions franchement et de bon cœur. Et nous faire rire, c’est le premier commandement d’une comédie. Comme si on demandait à un comédien de jouer juste ! Sauf, qu’en plus, ici, le rire n’est jamais lourd. Il prend différentes formes tout en restant de grande qualité, fulgurant, souvent inattendu, et toujours écrit de manière fort intelligente.

 

Ce levier est si puissant dans EASY A qu’il donne l’impression que le réalisateur en fait son arme première. Effectivement, Will Gluck joue son va-tout sur la comédie. Il est entièrement focalisé sur le fait de décrocher des rires, sans pour autant les rechercher à chaque instant. Mais, conscient du potentiel de son film, il optimise chaque gag pour qu’il atteigne son objectif. Et c’est réussi puisque nous passons un fort bon moment. Du coup, le film s’assume pour ce qu’il est, sans prétendre à plus. Nous trouvons cela plus franc du collier que d’autres productions plus onéreuses qui n’arrivent même pas à être un bon divertissement. Mais pour être tout à fait juste, il faut aussi mentionner les lacunes de Will Gluck. EASY A est son deuxième long métrage. Pas vu le premier (FIRED UP !), et depuis il nous a donné FRIENDS WITH BENEFITS, ANNIE et PETER RABBIT. Du laid jusqu’au très très laid. Mais surtout, il a beaucoup écrit, produit et réalisé pour la télévision. Et ça se voit ! Dans EASY A, la pauvreté de l’image est parfois digne d’une série ou d’un téléfilm. La photographie est sans intérêt. Un éclairage général et peu de nuances. Ça ne vole pas très haut. Nous avons droit à quelques flashbacks, des effets d’accéléré lorsque la rumeur se propage, un plan un peu étonnant mais pas vraiment utile de-ci de-là, et puis c’est à peu près tout. Sinon tout le reste est très anonyme, avec beaucoup trop de plans serrés. Au revoir l’échelle des plans. Nous nous contenterons d’une vue sur la maison pour nous dire où la scène se déroule, puis au lycée quand nous changeons de lieu et ainsi de suite. Il y a tout de même un ou deux plans qui cachent une idée de mise en scène, vous verrez ça saute aux yeux quand ça arrive. Je pense particulièrement au plan où Amanda Bynes apprend la maladie de son petit copain. C’est très bref, mais c’est très drôle ! Un soin plus attentif est accordé au montage, mais toujours dans le souci évident de faire primer la comédie. Autrement dit, rien de signifiant par ce biais, juste de l’efficace. Et comme la comédie c’est avant tout une métrique, un rythme, Susan Littenberg s’échine à rendre le tout vif et alerte. Pour le coup, c’est vraiment très efficace, on ne s’ennuie pas une seconde, et les gags trouvent là un punch incroyable. Ça déroule à vive allure, comme nous vous l’avions dit, on ne perd pas une seconde, ça part sur les chapeaux roues et ça ne s’arrête plus. Nous pouvons nous apercevoir des limites du procédé dans les plans de transition ou d’exposition, qui sont ultrarapides, uniquement montés à titre informatif pour savoir quel personnage fait quoi, comment il s’y rend etc. Et si vous êtes attentifs, vous verrez que ça coupe en plein mouvement, alors que le réalisateur essayait de faire un plan un peu chiadé avec un pano ou un travelling. Nous sentons bien que le plan a été pensé et pas fait à la va-vite, qu’il dure quelques secondes, soit plus qu’il n’en faut pour introduire une scène, eh bien tous ces efforts sont réduits à néant vu qu’au montage ce plan est réduit à même pas une seconde purement utilitaire. Et même si tout cela aboutit visuellement à quelque chose de très protéiforme, c’était sans nul doute le bon choix à faire ! La conséquence directe de tout cela c’est que les faux raccords pullulent à l’écran. La dynamique du film fait en sorte que nous ne nous y attardons pas trop, mais quand même !... A part cela, c’est une mise en scène assez fainéante, mais qui n’est maintenant plus très étonnante concernant une comédie. Will Gluck ne déroge pas à la règle qui permet de croire que l’humour suffit à emporter la mise. Et c’est difficile d’aller contre cela avec un film comme EASY A qui, justement, réussit par ce biais. Il n’empêche que le film échoue à d’autres points de vue. Il échoue à apporter un peu de beauté, de lyrisme ou même de poésie. Will Gluck refuse de se servir d’une grammaire qui pourrait donner plus de cachet à son film. Alors qu’il lui serait si simple de regarder les films de Blake Edwards, et de constater l’impact de la comédie, certes, mais aussi l’intérêt d’avoir une mise en scène qui tire le film toujours plus haut.

 

               Nous avons vu que l’histoire d’EASY A est plus touffue que ne le laisse présager son ton. Et bien que chaque nouvel élément narratif en déclenche un autre qui ne cesse de faire évoluer le film, Will Gluck opère peu à peu un glissement sémantique qui va permettre de révéler le véritable sujet du métrage. Le personnage d’Emma fait constamment référence à « The scarlet letter » de Nathaniel Hawthorne, et à quelques-unes de ses adaptations au cinéma. Demi Moore en prend pour son grade (à juste titre) dans la version de Roland Joffé, et apparemment celle de Victor Sjöström resterait la seule valable. Nous voulons bien le croire, nous ne l’avons jamais vue. EASY A se revendique alors comme une approche moderne du roman d’Hawthorne. Oui, parce que nous ne vous l’avons pas dit, mais à partir du moment où Emma Stone devient open free et décide d’assumer pleinement son rôle de Marie-couche-toi-là, elle confectionne elle-même ses tenues affriolantes et arbore un énorme A rouge sur sa poitrine, comme l’héroïne de « The scarlet letter » stigmatisée de la sorte par son entourage pour cause d’adultère. Et alors là, le film commence à travailler sur la dénonciation de l’Amérique puritaine, à travers son hypocrisie son intolérance. Il s’en prend notamment à la religion et plus spécifiquement au catholicisme, toujours sous couvert d’humour et grâce à la logique implacable d’Emma Stone. Il y a aussi les pérégrinations d’un petit groupe de fervents adeptes de l’abstinence sexuelle, dirigé de main de maître par Amanda Bynes (très caricaturale mais diablement efficace, et surtout très drôle !) EASY A nous présente donc le personnage d’Emma Stone comme étant déjà très au fait des bassesses et des turpitudes de la société qui l’entoure, et qui utilise l’insouciance qu’on accorde généralement à la jeunesse pour pointer du doigt ces travers.

 

C’est en cela que nous disions plus haut que ce film a tout compris de l’esprit du teen movie, c’est-à-dire de tout ce qui se joue à l’adolescence. Dans EASY A, Emma Stone incarne l’archétype de l’adolescent qui se rend compte du monde qu’on lui offre et qui refuse de s’y projeter. Elle use alors de ses propres moyens pour déclencher une prise de conscience chez certains, espérant ramener tout ce monde à la raison afin que son futur soit plus vivable. La quête de l’adolescent est une quête d’absolue. Voilà l’origine du A sur son sein gauche. Elle signifie aux autres qu’elle n’est pas dupe. Pas dupe de la signification de cette lettre. Pas dupe de ce qu’ils haïssent par-devant et font en cachette par-derrière. Pas dupe qu’ils ont besoin de désigner une victime par le doigt de leur haine, car lorsque les regards sont tournés vers elle cela empêche de voir ce qui se passe chez les autres. (Remarquez comme certains plans mettent uniquement en scène le tranchant des regards). Emma Stone n’est qu’un bouc-émissaire d’une société qui croient à la personnification du mal pour expurger ses péchés. C’est la fonction du personnage de Lisa Kudrow, qui résume toute cette démonstration. Et au bout du compte, que vous le vouliez ou non, ce sont les autres qui font votre réputation. CQFD.

 

               Dix ans plus tard, c’est assez drôle de revoir EASY A à l’aune de ce que nous connaissons de l’emprise que les réseaux sociaux ont aujourd’hui sur le monde. Mais en 2010 nous n’en étions pas encore là et le bouche-à-oreille jouait toujours à plein régime. Dans le film, les téléphones portables ne sont qu’un outil qui permet de diffuser le message, et d’ailleurs les jeunes ne sont quasiment pas pendus à leur téléphone. Internet n’a, lui aussi, qu’un poids relatif. Pourtant le film annonce bel et bien ce grand changement à venir, à commencer par l’importance capitale que prendra le Web. C’est par cet outil qu’Emma Stone s’adresse à nous dès le début du film puisque tout ce qu’elle nous raconte n’est qu’un énorme flashback qui replace les choses dans l’ordre avant d’entreprendre l’effacement de ce qui est tenu pour vrai et le rétablissement de la vérité. Même si elle le fait via un site internet ce sont déjà les réseaux sociaux que le film prophétise.

 

L’avantage de passer par ce support c’est de pouvoir isoler Emma Stone. EASY A se place ainsi délibérément à un carrefour de films de lycée, place idéale pour lui permettre de synthétiser l’ensemble à travers une thématique essentielle : la solitude. En s’appuyant sur le roman de Nathaniel Hawthorne, et en y ajoutant cet ingrédient, EASY A joue avec ce principe général cher aux films de lycée : l’individu seul contre le monde entier. Dans le cas qui nous occupe : l’adolescente clairvoyante et isolée face au monde injuste et ravagé.

 

La manière dont le film inscrit de la sorte son actrice principale est très intéressante. D’abord par son acceptation sociale. Nous l’avons dit plus haut, Emma Stone n’appartient à aucun groupe. Elle n’existe même pas pour le groupe avant que la rumeur ne fasse son effet. Lorsqu’elle est au lycée, elle s’oppose fréquemment dans la scène (voire dans le même cadre), à ce qui constitue un groupe de personnes. La masse a pour fonction la pression sociale qui pèse sur elle et qui l’enjoint à se conformer. Elle va aussi s’isoler de sa meilleure amie ; la rupture sera ouvertement consommée au milieu du film. Mais il y a un autre levier avec lequel le réalisateur joue au maximum, et qui contribue à l’opposer au monde qui l’entoure : l’humour. D’habitude, l’adolescent de ce genre de films courbe le dos et joue les victimes ou alors entre en réaction face au système. Ici, en ce qui concerne Emma Stone, c’est un peu et pas vraiment les deux. Au début, elle se fait même ruer dedans pour montrer à quel point elle est transparente, mais elle n’est pas une victime du système à proprement parler. Elle n’y trouve simplement pas sa place. Par la suite, le A sur sa poitrine montre bien qu’elle s’élève contre quelque chose qu’elle dénonce mais sans mener de véritable lutte. Le seul combat qui lui importe c’est que la vérité puisse éclater au grand jour sans plus qu’aucune méprise ne soit possible. Par contre, son humour l’installe dans une troisième catégorie, qui pourrait être celle de l’adolescente qui se place en tant que spectatrice. Son emplacement face à la caméra (et par là même face à sa webcam) lorsqu’elle raconte toute son histoire est emblématique de cette position. Elle est actrice de son propre devenir puisqu’elle raconte l’histoire telle qu’elle s’est déroulée. Mais d’un autre côté, généralement, celui qui regarde l’écran c’est le spectateur. Les flashbacks interviennent là un peu comme si elle les regardait avec nous, tout en les commentant. D’où l’emploi d’une fausse voix-off, qui est en fait ce qu’elle raconte face caméra. Les procédés d’allers et retours entre passé et présent fonctionnent très bien de la sorte. Et donc, l’expression de l’appartenance à cette troisième catégorie c’est son humour, auquel elle a systématiquement recours. Du coup, avec force sarcasmes et second degré, cela donne l’impression qu’elle glisse au milieu de tout cela, en spectatrice, donc, comme si la meilleure réponse au triste spectacle que lui confèrent les autres n’était autre que cette arme humoristique. Or, ne croyons pas qu’elle n’est pas affectée par ce qui lui arrive ou ce qu’on lui dit. Lorsqu’une camarade de classe la traite de traînée, sa réaction émotionnelle montre bien qu’elle sait comment répondre aux attaques qui vont trop loin. Quitte à ce que cela lui vaille un passage chez le proviseur (joué par un Malcolm McDowell plutôt sobre et pas mal du tout). Avec son humour, elle donne l’impression de se moquer des personnes qu’elle côtoie (c’est souvent vrai, quand même), mais il s’agit surtout d’un processus de défense qui a deux grandes vertus. Dans un premier temps, cela lui permet de tenir à distance une société pitoyable et détestable, et ensuite d’avoir un mode de fonctionnement interne qui lui est propre, c’est-à-dire qui ne correspond en rien aux normes de la société qu’elle rejette. Eh oui, c’est aussi ça un bon film de lycée : une histoire qui te dit que tu n’es pas tout seul, et qui te donne des clés pour pouvoir t’élever et briller en société, à toi, l’ado qui te sens mal dans tes crocs.

 

               En posant les fondations de son film par l’efficience de son humour, Will Gluck a d’abord pris soin de confectionner une comédie populaire joyeuse et efficace. Il en a ensuite profité pour ajouter ce qui fait la composante essentielle de tout bon film de lycée qui se respecte : le sous-texte. Et enfin, avec la matière obtenue, il a essayé de redonner du souffle au teen movie, sans avoir la prétention de le réinventer. C’est pour cela qu’il n’hésite pas à citer des films qui ont assis le genre (BREAKFAST CLUB, FERRIS BUELLER’S DAY OFF, SIXTEEN CANDLES, CAN’T BUY ME LOVE et SAY ANYTHING…) Les extraits qui émaillent le film sonnent comme des hommages appuyés, mais ils sont bien plus que ça. Ils servent de référence pour glorifier le genre, en exposant l’universalité et l’intemporalité de leur thématiques. Celles qu’on retrouve tout au long d’EASY A et qui restent valables pour bon nombre d’adolescents. Une jolie manière de célébrer la révolte adolescente, celle qui s’oppose au monde des adultes qui regroupe ceux qui ont capitulé même sans le savoir. En témoigne, le personnage incarné par Thomas Haden Church. Bien qu’il soit le personnage le plus censé du monde des adultes, il fait partie intégrante de la démission collective, comme en témoigne une phrase assez banale qu’il prononce lorsqu’il parle du roman « The scarlet letter » à ses élèves. Il dit ceci : « N’oublions pas qu’Hester vivait à une époque radicalement différente ». Cette phrase veut dire exactement le contraire de ce en quoi il croit. Elle est le produit d’une société qui utilise l’évolution en la faisant passer pour du changement. Non, non, rien n’a changé, comme disait mon tourne-disque. L’époque d’Hester n’avait rien de différente. Les siècles passent et tout reste pareil. Il y a un âge où on s’aperçoit de cela, un âge où on se dit qu’on peut parfaitement changer les choses, c’est de cela que parlent les films de lycée, et c’est pour cela qu’ils sont fondamentaux.

 

Le film de lycée, c’est une couverture, ça n’existe pas vraiment. C’est comme le western, ça ne parle pas vraiment de l’ouest, finalement. Là, c’est pareil. Le décor, c’est le lycée, le lieu transitoire par excellence. Toute la démonstration va alors consister (sous couvert d’une histoire parfois très bien écrite, c’est le cas ici) à déchaîner le plus possible d’éléments subversifs. Dans le meilleur des cas cela aboutit à PUMP UP THE VOLUME ou à John Hughes, sinon on aura passé un bon moment avec du fun.

 

Le film de lycée, c’est là où tout se joue, ce moment de l’adolescence où tout est encore possible, où la vision d’un monde parfait est encore atteignable. Après c’est foutu, chacun fait ses choix et essaie de s’en sortir comme il peut. Mais dans l’intervalle que relate ce genre de films, il existe une parenthèse plus ou moins longue qui permet d’entrevoir les éléments qui pourraient permettre de changer la société. C’est cela qui est subversif. La liberté et la tolérance sont souvent les deux facteurs qu’on essaie d’anéantir chez le protagoniste. En fait, il faut regarder ces films comme des histoires où l’individu voit le système le broyer, et tente de se débattre de toutes ses forces. Voilà bien une thématique capitale du cinéma mondial, abordée maintes et maintes fois, que ce soit dans INVASION OF THE BODY SNATCHERS ou 2001 : A SPACE ODYSSEY. Mais en général, il y a une force inéluctable qui vient du fait que l’adulte sait. Il sait très bien qu’il lutte pour quelque chose qui est perdu d’avance. Et même si happy end il y a, ce n’est qu’un compromis consolatoire qui ne saurait tirer un trait sur la réalité. Alors que ce qu’il y a de beau dans le film de lycée, c’est que l’adolescent peut encore se permettre tous les espoirs. L’adolescent se trouve au moment où il doit fixer son niveau de soumission au système. Un choix qui va conditionner toute sa vie.

 

Souvent la forme légère de ces films n’est là que pour tromper l’ennemi. On nous parle de choses plus profondes et importantes qu’il n’y paraît. Evidemment, pour un film comme EASY A, si j’étais critique officiel, chez Télérama au hasard, j’écrirais que ce film aborde tous ces thèmes sans les développer. Mais que faut-il pour qu’un film soit considéré comme noble ? Les films d’Hitchcock n’étaient-ils pas nobles sans établir d’exposés magistraux ? Et cela empêchait-il Hitchcock de nous parler de nos peurs les plus profondes, sous l’apparat de ses histoires les plus célèbres ?

 

               Nous voyons bien que la lecture d’EASY A s’effectue à plusieurs niveaux, et qu’il est aussi question de réécriture. Dès le début du film, par l’enregistrement vidéo qu’effectue Emma Stone et le rétablissement de la vérité que cela induit, c’est toute l’histoire du film qu’elle écrit pour nous, et en même temps qu’elle réécrit pour que les élèves de son lycée connaissent enfin la vérité. Et à la lumière de ce que nous venons d’exposer précédemment, les véritables désirs d’Emma Stone finissent par apparaître : elle veut vivre dans un film des années 80 ! C’est vers cela que va tendre EASY A. Ce sont les teen movies de cette époque (son âge d’or) que le film se fait fort de canoniser. C’est « à la manière de » que devra s’achever EASY A, nous sommes prévenus. Inutile donc d’y voir une fin peu crédible ou un peu nunuche. Sa fonction est la même que dans les films précités, puisqu’on vient de nous apprendre qu’elle va la copier. Qu’importe l’inscription dans un réel. Ces films s’appuient souvent sur des fantasmes ou des visions fantasmées. Ceux d’Emma Stone sont de finir sur la tondeuse à gazon de Patrick Dempsey, que Jake de SIXTEEN CANDLES l’attende à la sortie de l’église, que Judd Nelson lève le poing en l’air parce qu’il l’a séduite, et que John Cusack la courtise avec son radiocassette. Il ne peut y avoir d’autre issue. Les teen movies sont là pour répondre à ces idéaux et les mettre en scène, toujours dans le même but consolatoire. Parce qu’après il sera trop tard pour rêver. Des rêves, voilà l’esprit qui sous-tend ces films. Et comme tous les rêves, leur mise en scène nécessite une interprétation autre que ce qu’ils tentent de représenter. Comme le disait Stanley Kubrick : « De la même façon que le contenu littéral d’un rêve n’est pas le sujet profond du rêve, de la même façon le contenu littéral d’un film ne représente pas nécessairement ce à quoi vous réagissez dans le film. »

 

               Et, au fait, MARRE-TOI AUX APPLAUDISSEMENTS, vous avez trouvé ?... Oui ? Non ?... M’enfin ! RIO BRAVO !!! Comique. Populaire. Implacable.

20 février 2020 4 20 /02 /février /2020 22:09

A quelques encablures d’aujourd’hui je revoyais le formidable IRRATIONAL MAN de Woody Allen. Dans un premier temps, je me disais que quand il veut se donner de la peine, le père Woody, il arrive encore à montrer ce qu’il a dans le ventre. Dans un second temps, je me disais que, comme tous les grands films, c’est l’addition des talents qui fait le film et rarement le talent seul du réalisateur. Et IRRATIONAL MAN vaut probablement et avant tout pour la composition de Joaquin Phoenix. Sa traduction du mal être existentiel, sa fièvre qui surgit, son audace, sa liberté exilée, l’enfouissement de sa beauté, son aura décharnée. Tout ce que le comédien amène et qui nourrit son personnage. Tout ce qu’il peut inscrire en contrepoint. Tout ce qu’il peut jouer sans que ce soit dit. Tout sauf sa complexité. Ça, c’est du ressort du scénariste. Le comédien ne définit pas, il équarrit. Et en regardant jouer le Phoenix de la sorte, je me disais que, finalement, c’est un choix assez évident. Joaquin Phoenix en homme irrationnel, Woody Allen ne pouvait pas ne pas y penser. Nous y aurions tous pensé ! Sinon, qui d’autre ? Vincent Gallo ? Leonardo DiCaprio ? Casey Affleck ? Adrien Brody ? Edward Norton ? Finalement, les comédiens et les comédiennes interprètent généralement le même type de rôles. On dit qu’ils ont un emploi. D’abord imposé par leur physique et ensuite par leur jeu. Mais il existe un troisième facteur qui conditionne la case dans laquelle ils vont faire leur carrière. Il est imposé par les rôles qui les ont fait connaître et ceux auxquels le public les identifie. C’est ainsi que certains rôles trop marquants enferment à jamais certains d’entre eux, que ce soient Malcolm McDowell dans A CLOCKWORK ORANGE, Maria Schneider dans ULTIMO TANGO A PARIGI, Anne Parillaud dans NIKITA ou encore Linda Blair dans THE EXORCIST. C’est encore plus vrai aujourd’hui où les directeurs de casting ne font plus leur boulot depuis longtemps et rangent les comédiens par catégorie. Et il faudrait encore apporter des distinctions à tout cela en autant de divisions que de largesses dans l’éventail des possibilités de chaque comédien. Certains passent avec beaucoup plus d’aisance que d’autre dans des registres diamétralement opposés. D’autres sont magistraux dans un seul et même personnage, qu’ils ne cesseront d’améliorer tout au long de leur carrière. Ceux qui ont des clowns en sont le parfait exemple (Charles Chaplin, Groucho Marx etc.) Ce qui est sûr c’est qu’aucun acteur ne peut tout jouer. Aussi talentueux soit-il. Louis de Funès dans A STREETCAR NAMED DESIRE aurait vraiment de l’allure ? Et inversement, Marlon Brando dans LE GENDARME DE SAINT-TROPEZ ? Alors, parfois, certains sortent du cadre. On s’extasie devant un Benoît Poelvoorde sérieux, une Elle Fanning qui sait jouer la comédie, un Bourvil plus ombrageux, un Michel Serrault machiavélique, mais ils n’attendaient que ça ! Nombre sont ceux qui aimeraient qu’on leur propose des rôles à cent lieues de ce qu’ils ont l’habitude de jouer ! L’emploi d’un acteur c’est comme votre réputation. Tout part de vous, mais ce sont les autres qui décident. Et à ce jeu-là, les réalisateurs ont aussi un rôle énorme à jouer. Et la plupart du temps (pour diverses raisons) il se tournent non pas vers des acteurs mais des images d’acteurs. C’est-à-dire que la façon dont l’acteur est perçu passe avant son talent. Les réalisateurs sont tout autant responsables des étiquettes de leurs acteurs. Ils les colportent, les renforcent ; ils ghettoïsent comédiens et comédiennes. Une forme de dommage collatéral en quelque sorte.

 

               Je repensais à tout cela en voyant Corinna Harfouch traverser LARA, le film de Jan-Ole Gerster. Et je me disais que c’est une aubaine de découvrir une actrice dans un premier rôle sans avoir aucun Post-it à lui coller sur le front. Eh oui, les amis, du coup nous voilà bien obligés de nous attacher uniquement à son jeu d’actrice. Et je vous promets qu’il y a de quoi faire !

 

Mais n’allons pas trop vite en besogne. J’allais oublier les présentations. Tout d’abord, veuillez serrer la main à Monsieur Jan-Ole Gerster. Oui, bon, pas trop fort non plus. Moi-même j’avais oublié que nous l’avions côtoyé il y a quelques années de cela, à l’occasion de son précédent film qui était aussi son premier : OH BOY. J’avoue que je n’en ai gardé qu’un souvenir périssable. Bon, le gars est tout à fait sympathique et nous paraît assez humble. Et quand bien même le contraire serait vrai, tout cela ne fait rien à l’affaire, aussi bien que n’importe quelle note d’intention de n’importe quel metteur en scène. Ici, nous ne jugeons que sur pièce, ce qui est le moyen le plus sûr pour mettre tous les films sur le même pied d’égalité. Alors, c’est parti.

 

               LARA c’est l’histoire d’une femme. Corinna Harfouch, donc. C’est l’histoire de sa vie. Mais attention ! Pas en mode biopic et je vous fais un grand panorama des moments importants avec qui une date clef, qui un personnage important, qui un virage à 360 degrés etc. Non ! Jan-Ole Gerster est un type humble, je vous l’ai dit, il a beaucoup plus d’ambition que cela. Lui, il nous raconte l’histoire de cette femme sur une seule journée ! Eh oui, rien que cela ! Bon, déjà j’en ai trop dit. Si, si, je vous assure, j’ai trop parlé car c’est à la fin du film seulement que nous saurons que ça ne va pas plus loin que 24 heures. En fait, il est terriblement délicat de parler de LARA car ne dévoiler qu’un seul des éléments du film consisterait à le spoiler. Ce qui est intéressant, justement, au fur et à mesure que nous progressons dans le film, ce sont tous les éléments que nous découvrons, qui sont caractéristiques de la personnalité ou de la vie de Corinna Harfouch, et qui fonctionnent comme autant de surprises. Je vais donc essayer d’extraire tout le tact qui gît en moi pour vous en dire le maximum sans rien vous raconter.

 

               Le film s’ouvre sur Corinna Harfouch qui se réveille. Tranquillement, ne brusquons pas les choses. C’est le matin, il est très tôt. Corinna émerge. Elle se dirige vers la fenêtre. Elle regarde à travers. Suffisamment longtemps pour qu’on se demande si quelque chose a attiré son attention. Guette-t-elle l’arrivée de quelqu’un ? Espionne-t-elle un voisin ? Qu’est-ce qui peut bien être si important qu’elle y consacre sa première énergie du matin ? Pas d’indice. Nous ne saurons même pas vers où se dirige son regard, tout cela se fait dos à la caméra. Et puis, elle ouvre la fenêtre. En fait, elle avait besoin de respirer. C’est l’air de son intérieur qui l’étouffe (ça, c’est du double sens où je ne m’y connais pas !) Elle semble bien statique face à cette fenêtre ouverte. Statique comme une personne qui songe à son acte avant de faire une bêtise. Elle ne va quand même pas… ? Non, ouf ! Elle s’éloigne. Mais… elle revient avec une chaise ou une table basse, je ne sais plus, et elle monte dessus. Là, c’est sûr, si elle veut sauter, rien de plus simple. Elle reste là, face à la ville qui se passe très bien d’elle pour vivre sa petite vie. Elle, toute seule et toute petite face à l’immensité du vide. Soudain, la sonnette de son appartement retentit…

 

Jusque-là difficile de dire vers où s’oriente le métrage et ce qu’il raconte. Si ça se trouve, nous sommes partis sur une mauvaise piste, et face à cette fenêtre peut-être cherchait-elle à faire tout autre chose. N’empêche, même avec son actrice de dos, c’est dingue ce que le film permet d’imaginer ! Pour être tout à fait honnête, dès la première fois où le regard de l’actrice accroche la caméra, quelque chose se lit déjà dans ses yeux. Une gravité, un ton dramatique, une blessure, appelez cela comme vous le voulez, ce qui est sûr c’est que quelque chose se lit simplement sur son visage et conditionne l’interprétation des secondes qui suivent.

 

Waouh ! Le film vient à peine de débuter et voilà tout ce qu’il se passe en un minimum de temps et d’action. Sans compter que nous ne savons toujours pas où nous allons. Nous naviguons à l’aveugle et c’est le mieux que nous puissions faire tant les premières minutes semblent nous inciter à laisser le réalisateur nous guider. A priori nous sommes entre de bonnes mains. Et je vous le dis tout de go, ce n’est pas pour tout de suite que nous allons savoir où il nous emmène car il ne sème ses indices qu’avec la plus grande parcimonie. Voilà un film qui nécessite dès le départ à un lâcher prise total. Nous n’avons qu’à monter dans la barque et accepter de naviguer au gré du courant. Et vous allez voir que la suite ne va pas aller non plus comme nous sommes habitués à nous y attendre.

 

En fait, ce sont des policiers qui sonnent chez elle. A cette heure-ci, ce serait plutôt pour la choper au saut du lit pour qu’elle n’oppose aucune résistance, mais pas du tout. Lorsqu’elle leur ouvre la porte nous sommes face à deux policiers gentiment bonhommes. Ouh la ! Voilà qui fait du bien de s’ouvrir aux autres cultures. Ce n’est donc pas une légende, c’est bel et bien possible des policiers qui ne frappent pas sur tout ce qui bouge et qui ne vous parlent pas comme si vous étiez coupable. En plus, ça se passe à deux pas de chez nous, chez ceux qui ont inventé les nazis ! C’est beau quand le cinéma remplit des objectifs inattendus et non désirés. Bref, revenons à nos amis policiers qui dérangent Corinna Harfouch en plein suicide (ou pas). Leur ton est tout à fait cordial et même un petit peu plus. Déférent, oui, c’est le mot. Comme s’ils avaient un peu trop de respect pour elle. Comme s’ils parlaient à une supérieure. Ce court passage est très bien écrit. Il montre qu’il y a déjà quelque chose de bizarre qui se joue entre ces personnages, à la fois une tension et un non-dit qui vont se retrouver avec tous les personnages que va croiser Corinna Harfouch tout au long du film.

 

Ce n’est vraiment qu’après ce premier épisode que le ton est donné. Et il est malaisant, pour nous, spectateurs. Pas par rapport à ce qui est dit et à la manière dont c’est dit, mais plutôt parce que nous ne cernons absolument rien de ce qui se joue à l’écran. Pourquoi Corinna Harfouch semble si sombre et si fermée ? Pourquoi ces policiers lui parlent-ils de la sorte ? Pourquoi ce semblant de suicide devant la fenêtre ? Pire que tout, le moindre indice n’en est pas un. Alors que nous pouvions suspecter son désir de suicide comme l’élément moteur du film, cela ne reviendra jamais par la suite. Alors, peut-être est-ce ce pour quoi les policiers viennent la chercher qui va lancer le vrai sujet du film. Absolument pas ! Ils ont besoin d’elle en tant que témoin pour une perquisition. (Là encore, petite parenthèse pour vous dire que les policiers allemands sont drôlement précautionneux quand ils effectuent une perquisition !) Eh bien ce début d’histoire policière n’en pas un. Tout cela n’a rien à voir avec le sujet du film. D’ailleurs il ne faut pas aller chercher plus loin. Le vrai sujet, il nous a été donné bien avant le film, c’est le titre : LARA.

 

               Jan-Ole Gerster déploie son film comme une révélation. Tout ce qui est flou, inexpliqué, mystérieux est destiné à se dissiper pour laisser apparaître la vérité d’un personnage, et une vérité sur laquelle s’est forgée toute une vie. Et le plus fort c’est que rien ne va être dit !

 

Mais avant d’en arriver là, nous devons passer par tout un processus qui va nous permettre de mieux approcher Corinna Harfouch, d’essayer d’en savoir un peu plus sur sa personnalité et sur ce qui la pousse à être celle qu’elle a choisi d’être. Pour cela, le réalisateur va suivre Corinna dans son quotidien, meilleur prétexte pour nous présenter son entourage proche et moins proche. Le film adopte ce point de vue et n’en déviera plus. En fait, c’est une manière de garder le fil du récit constamment tendu et focalisé sur sa cible à atteindre. Car, mine de rien, le film avance et étale sa démonstration.

 

Or, nous en étions restés avec ce sentiment d’incompréhension dans lequel le film se plaît à nous immerger depuis le début. Oui, il faut bien le dire, à ce stade et pendant un long moment, il est très difficile de savoir de quoi tout cela parle. D’où l’intérêt, dont nous parlions plus haut, de se laisser prendre par la main sans trop chercher à délimiter les tenants et les aboutissants. D’autant que le film n’a aucune âpreté, je veux dire par là qu’il ne laisse personne au dehors. Seulement les indices sont rares, mais lorsqu’ils apparaissent ils sont autant de pièces de puzzle qui laissent apercevoir un paysage original qu’il nous tarde de compléter pour en savourer la vision globale.

 

               Lorsque nous parlions du quotidien que nous dépeint Jan-Ole Gerster, ne le pensez en termes de routine. Ce n’est absolument pas cela puisque le jour au cours duquel s’écoule le film est un jour spécial. En soirée aura lieu le concert de son fils, et elle ne pense qu’à cela et à leurs retrouvailles. Là, nous touchons un peu plus au cœur du problème. Evidemment, se cache là-dessous une histoire de famille, mais là encore, c’est un centre névralgique, pas l’origine de la problématique. En fait, à chaque fois que le réalisateur nous oriente vers ce qui semble être le nœud du problème, il œuvre pour tout autre chose qui ne viendra pointer le bout de son nez qu’à la toute fin. Evidemment, il n’y a rien de gratuit et tout est lié, mais d’un point de vue scénaristique c’est absolument sublime. Le film nous raconte des épiphénomènes que nous prenons à chaque fois pour « le grand tout », mais qui ne sont, en fait, que des éléments de compréhension nécessaires pour appréhender toute la nébuleuse Lara Jenkins et arriver enfin à la révélation finale qui a conditionné toute sa vie.

 

Pour arriver à cela, le scénariste Blaz Kutin opte pour une structure de grande classe. Habituellement il ne s’agirait que d’une quête à résoudre en partant du point A pour aller au point B. Mais ici, de par la logique du portrait de femme, Blaz Kutin opte pour une stratégie plus payante : le dessin. Ou plutôt la peinture. Et à force de petites touches, du bleu par-ci, du vert par-là, un peu de rouge pour contrebalancer, un rien de noir sur les contours, le portrait se révèle à nous doucement mais sûrement.

 

Là où ce sont d’ordinaire les situations qui définissent l’action, dans LARA ce sont les personnages qui sont les maîtres décisionnaires. La part belle est donc donnée aux acteurs (d’où l’importance du casting, plus que dans n’importe quel film de superhéros) et particulièrement à Corinna Harfouch. C’est ce qu’on appelle un rôle à récompenses, dénomination stupide et discriminatoire (existe-t-il vraiment des rôles qui ne soient pas légitimes à la récompense ?), la plupart du temps chargée de récompenser des interprétations grossières et racoleuses comme en témoigne le dernier oscar de la meilleure actrice remportée par cette cabotine de Renée Zellweger pour JUDY. Passons.

 

Donc, niveau scénario nous voilà entre personnes au style alerte et de bon goût. Tout se joue sous une trame on ne peut plus connue, celle du théâtre classique, à savoir très précisément : la règle des trois unités (unité de temps, unité de lieu et unité d’action). Mais Blaz Kutin ne s’arrête pas là, il y greffe un principe ultracontemporain qui consiste à maintenir cachés le plus longtemps possible les vrais enjeux qui se trament. A mon sens, continuer à tirer parti des schémas classiques tout en les combinant à des concepts issus du temps présent, c’est cela la vraie modernité.

 

Concrètement, tout ce qui va jalonner la journée de Corinna Harfouch va être autant d’indices qui vont nous permettre d’en apprendre un peu plus sur elle. Chaque scène a alors une fonction bien précise. Alors que nous, pauvres spectateurs, ne savons pas à quelle sauce nous allions être dégustés, il suffit simplement d’être à l’affût et de glaner les moindres petits détails. Ainsi, la scène de la perquisition nous éclaire un peu plus sur son rôle professionnel ainsi que sa position dans l’échelle sociale. Chose qui sera corroborée quelques minutes plus tard lors de l’échange avec son ancienne collègue de travail. Scène qui permet aussi de glaner quelques informations sur la manière dont Corinna était perçue par les autres collègues. Et nous rebondissons comme cela de scène en scène. Le portrait s’étoffe, la vie intérieure de Corinna se révèle, certains aspects de sa personnalité affleurent et les morceaux se recollent petit à petit. Et tout cela sans que rien ne soit verbalisé, ou très peu. Nous voulons dire par-là que l’enjeu de chaque scène n’a rien à voir avec ce qui se joue sous les mots. Tout apparaît subrepticement, avec une grande subtilité, sans que nous sachions dans le détail de quoi il retourne. Nous sommes mis au courant qu’il s’est passé quelque chose avec son fils et que cela a marqué une rupture. Le père fait aussi parti de l’histoire, mais il continue à voir le fils et est même devenu une sorte d’imprésario. Eh bien pas la peine de savoir exactement ce qu’il s’est passé. La charge du passé suffit à définir les relations entre eux, la difficulté de se parler ou encore le poids de la rancœur. Parce que le film s’attache avant tout aux états des personnages. Du coup, Jan-Olen Gerster a plus d’espace pour développer leurs complexités. Nous apprendrons ainsi qu’en dépit de l’énorme passif entre le fils et la mère, la parole et l’avis de celle-ci compte encore beaucoup pour lui. Autre exemple caractéristique de cette mise en œuvre : la scène avec la mère de Corinna Harfouch. Tortueuse et pesante, ses accents pinteriens sont flamboyants. Tout ce qui se dit n’est absolument pas ce qui se joue à l’écran. La véritable scène est enfouie. Celle qui nous est donnée à voir convie deux personnes qui ne parleront pas aujourd’hui de leurs griefs, obligées qu’elles sont de se côtoyer en raison des liens de sang qui les unissent. Mais personne n’est à l’abri d’une petite pique, d’une vacherie capable de déclencher un accès de violence. Et hop ! Voilà qu’un nouveau trait de la personnalité de Corinna Harfouch s’offre à nous. Auparavant, nous avions déjà entraperçu jusqu’où elle pouvait aller lors de la scène avec la jeune violoniste. Voilà maintenant une confirmation de la personnalité hargneuse de Corinna Harfouch. Et ce faisant, le film confère un côté froid, calculateur voire méchant à son héroïne principale. Nous finissons par croire qu’il n’est qu’une issue possible et que tout cela va forcément mal finir. Mais ce n’est ni plus ni moins qu’une autre des nombreuses fausses pistes du film. Bien joué.

 

Avec cette façon de procéder qui ne suit aucun but fixe ou avoué, LARA surprend tout le temps sans jamais décevoir. Et c’est même très agréable de se laisser porter par la force d’inertie de ce personnage, pour finalement arriver sur une terre insoupçonnée, sans que jamais cette histoire ne passe pour un scénario de petit malin.

 

               Là-dessus, Jan-Ole Gerster appose une mise en scène tout en pudeur, pour ne pas dire en retrait. D’abord, nous sommes en Scope. Choix étonnant pour cette histoire plutôt intimiste et d’ailleurs rien ne justifie véritablement son emploi. Par contre, le réalisateur fait le choix de poser sa caméra et de nous éviter cette caméra-vibromasseur qui bouge tout le temps parce que, tu comprends, coco, c’est pour épouser un style proche du documentaire, pour capter plus de vérité, et aussi pour être plus proche des émotions des personnages. Mmmouais…. Alors, déjà, comme disait l’autre, j’ai horreur qu’on m’appelle coco. Et puis surtout, je pense que tout cela c’est pour éviter de composer un plan quand on n’a pas le talent pour ça ! Tu en parleras à Bergman, pour savoir si capter des émotions ça l’empêchait de poser sa caméra ! Et puis même chez Cassavetes, quand ça bouge ça cadre de ouf ! Bon, on ne va pas se mentir, dans LARA ce n’est pas la composition du plan qui importe. C’est même très très sage à ce sujet. Même dans les moments un peu étranges où la tension monte entre les personnages, et encore à plus juste titre quand Corinna Harfouch pète un câble, pas d’axe un peu foufou, pas de cadre un peu brindezingue. Nous sommes loin, mais alors très très loin d’un Seijun Suzuki, par exemple. Jan-Ole Gerster reste fidèle à son principe de laisser le travail de l’acteur faire naître l’émotion. Son boulot, à lui, c’est la monstration la plus directe, sans que les effets de style ne viennent perturber la lisibilité de l’image. C’est encore une façon d’être en accord avec le principe des trois unités, énoncé plus haut. En fait, ce qui pourrait passer pour de l’académisme n’est rien d’autre que de la maîtrise. Maîtrise par le respect de son sujet, mais aussi maîtrise par le développement implacable de sa démonstration. Heureusement, il utilise d’autres leviers de mise en scène, qui permettent de donner de l’allant à son film, et notamment le montage. S’il est vrai que certains échanges ne sont qu’un simple champ-contrechamp un peu bébête sur celui ou celle qui parle, le montage est utilisé à meilleur escient dans d’autre scènes. Notamment lorsque le plan dure un peu plus longtemps que prévu, effet censé appuyer ce qui vient d’être dit ou ce que ressent le personnage. Voilà qui donne beaucoup d’importance à ce qu’il vient de se passer, et marque définitivement le relief du film.

 

               Et puis, il y a Corinna Harfouch, comédienne que nous ne connaissions ni de Marc ni de Sophie, et qui est tout bonnement éblouissante. Pour continuer la réflexion que je me proposais de faire en guise d’introduction, si cela se passait aux Etats-Unis, sûr que le rôle aurait échu à Cate Blanchett. Sauf que là, non. Pour une simple et bonne raison : trop évident ! Et puis accessoirement, Cate Blanchett ne parle pas allemand m’a dit son agent. Par contre, le remake, c’est pour elle. Couru d’avance.

 

Finalement, en regardant sa filmographie, nous nous apercevons qu’elle était bel et bien connue de nos services. Déjà vue dans KNOCKIN’ ON HEAVEN’S DOOR de Thomas Jahn, dans BERLIN CALLING de Hannes Söhr, dans ELEMENTARTEILCHEN d’Oskar Roehler, dans PERFUME : THE STORY OF A MURDERER de Tom Tykwer, dans DAS VERSPRECHEN de Margarethe von Trotta et… mais oui, bon sang, dans DER UNTERGANG de Oliver Hirschbiegel c’était elle Magda Goebbels !!! Voilà une actrice qui nous avait quelque peu échappé, mais là, impossible de ne pas retenir l’excellence de sa prestation. D’abord parce qu’elle est de toutes les scènes, et puis, bien évidemment, parce qu’elle rend compte des paradoxes et des complexités de Lara Jenkins avec une précision bluffante. C’est percutant et saisissant. Néanmoins, pas d’épanchements volcaniques ni de grandes tirades justificatrices. Tout dans la mesure. A l’instar de ce qu’il se joue dans le film, c’est dans sa vie intérieure que tout se passe. D’où une interprétation rentrée, confinée, qui trouve sa voie par des subtilités de comportements, d’expressions et de regards. Ma crêpière à l’angle de ma rue dirait que c’est de la dentelle, et je serais tout à fait d’accord avec elle. Mais, quitte à en faire bondir quelques-uns, et là c’est le comédien qui sait de quoi il parle, ce n’est pas si difficile que cela. Tout du moins pendant les trois quarts du film où Corinna Harfouch utilise plus ou moins le même registre. Après, une fois que son personnage commence à remuer et à changer, là, oui, là c’est du grand art. Elle montre d’autres facettes. Jusqu’à son faciès beaucoup moins marqué, beaucoup moins dur à la toute fin. Comme quoi, on peut porter un film sans pour autant être obligé de se livrer à une performance.

 

               Stanley Kubrick disait qu’il faisait des films pour des personnes intelligentes. LARA s’inscrit indéniablement dans cette lignée. Sans être élitiste ni intello, voilà un film qui s’adresse à notre intelligence, qui la met à l’épreuve, contribuant par-là à valider notre merveilleuse et sublime théorie du spectateur actif. Le cinéma peut parfois offrir des récompenses autres que des objets phalliques en plaqué or. Et comprendre c’est aussi se sentir un peu plus intelligent. En art, c’est surtout une notion universelle et indémodable car, pour citer Virgile : « On se lasse de tout, sauf de comprendre ».

 

Tout le film de Jan-Ole Gerster est construit pour nous amener vers ce final qui nous permet de comprendre. Sans expliciter clairement et dans le détail tout ce qui s’est passé entre les personnages. Mais aussi tout en préservant les ambiguïtés de notre protagoniste. En maintenant les ellipses narratives et en développant divers aspects de la personnalité de Lara Jenkins, le réalisateur permet à nos imaginations de reconstruire les éléments qui font défaut. Chacun pourra donner sa version des faits sans s’éloigner de la réalité qui nous est exposée. C’est ce qui fait la grande force de LARA, que le spectateur, au bout du compte, s’approprie l’histoire et en fasse son film.

18 septembre 2019 3 18 /09 /septembre /2019 22:30

THE ART OF SELF-DEFENSE ne parle ni d’art ni d’autodéfense. C’est plutôt embêtant, me direz-vous, avec un titre pareil. Eh oui ! Mais il n’y a pas non plus de steak dans le film du même nom de Quentin Dupieux. Dont acte. D’ailleurs, sans le vouloir, l’analogie avec Dupieux est loin d’être déplacée. Alors attention, Stearns et Dupieux ne font pas du tout le même cinéma, mais nous pouvons discerner dans le titre du dernier film de Stearns un sens de l’ironie et de l’absurde qui n’est pas sans rappeler l’univers de Dupieux. La comparaison s’arrête là pour révéler l’essence même de THE ART OF SELF-DEFENSE : il s’agira d’une comédie. La première scène se déroute sur une tonalité légère (avec des acteurs français qui parlent aussi faux que chez Tarantino !), et se termine par un gag. OK. Le chemin est tracé, la petite comédie indépendante douce-amère nous ouvre ses bras. Dans ce cas faisons les présentations. Jesse Eisenberg est un comptable lambda dans une société lambda. Et il est totalement transparent. Il ne fait pas de vague, il se fond dans la masse. Le comble du comble pour son métier, c’est donc qu’il n’est qu’un numéro parmi tous les numéros. Il s’habille sans goût, dans des tons ternes et en totale adéquation avec son environnement. Chez lui, tout est bien rangé, bien propret, mais la déco laisse à désirer. Tristoune de chez tristoune. Pas étonnant qu’il s’ennuie profondément dans cette vie qui ne lui apporte que peu de satisfactions. Au bureau, c’est le type que les autres évitent, qu’ils ne veulent pas inclure dans leur groupe. Il n’a pas d’amis. Enfin, presque. Il a un chien. Mais pas non plus le bon gros chien plein de poils avec qui vous allez jouer dehors pendant des heures. Non, il a un teckel. Marron. La couleur qui résume sa vie. Marron clair. Marron terne. Marron sale. Marron morose. Marron teckel. VDM ! Et le pire c’est qu’il le sait ! Alors il aimerait bien s’ouvrir aux autres, il aimerait bien pouvoir plaisanter avec eux, il aimerait bien se sentir important, mais le hic c’est qu’il s’y prend très mal. Il n’a aucune compétence sociale.

 

Alors, la comédie douce-amère, là, c’est sûr nous sommes en plein dedans ! Tout cela se suit allègrement. Les dialogues et les situations font sourire, mais il est déjà clair que tout ne se joue pas encore là. Ce premier acte d’exposition plutôt agréable prend le temps de décrire la vie de Jesse Eisenberg en l’ancrant dans une représentation aussi réaliste que possible. C’est peut-être cela qui nous met la puce à l’oreille. Nous nous disons que ces premières minutes sont bien plaisantes, mais que le film ne pourra pas tenir entièrement sur cette… Et avant même que nous ayons pu finir notre phrase, voilà que l’enjeu dramatique pointe le bout de son nez. Un soir, notre protagoniste se fait tabasser en pleine rue par un gang de motards armés de motobylettes. Comme ça, sans raison apparente. Alors, comme il était aller acheter des croquettes pour chien dans un sac marron, il se demande (après son séjour à l’hôpital, bien sûr) s’il n’en aurait pas un petit peu marre du marron. Et là c’est parti. Jusque-là, le film pouvait s’échapper de n’importe quel côté. Nous sentions qu’il était fluctuant, qu’il jouait avec la liste de ses possibilités, qu’à tout moment le scénario pouvait basculer on ne sait où. Et il faut dire que c’est assez plaisant de ne pas être sur des sentiers battus. Mais pour faire confiance au réalisateur, il faut préalablement avoir la certitude d’être dans de bonnes mains. J’ai pourtant vu tous ses films mais jamais je n’ai pu une seule seconde faire confiance à Alexandre Arcady ! Alors comment se fait-il que certains y arrivent et d’autres non ? Cela me fait penser à la question qu’un journaliste avait posé un jour à Roman Polanski, lui demandant ce qui faisait la différence entre lui et les autres réalisateurs. Ce à quoi il avait répondu : « Le talent ! »

 

Pour l’heure, notre cher Eisenberg est en fâcheuse posture. Le constat sur sa vie est implacable. Il a déjà commencé à réfléchir, donc il finira par comprendre. Il ne peut plus continuer à se laisser faire de la sorte. Il doit agir. Il doit se mettre à se défendre. Alors, quand nous vous disions que le film ne parle pas d’autodéfense, ce n’est pas tout à fait exact. Il est question d’armes, de karaté, de joutes verbales. Mais tout cela n’est que de l’apparat. Le film revêt ce costume pour nous parler de tout autre chose, mais il va falloir attendre la fin de notre démonstration pour savoir de quoi il s’agit, ou alors aller directement à la ligne 167.

 

Donc, voilà que le film prend un sacré tournant. Là où d’autres se seraient contentés d’exploiter le filon de vigilante movie ou du film de revanche, Riley Stearns va capitaliser sur le drame intérieur du personnage tout en continuant à disséminer ses pop-ups comiques, pour créer un univers à la fois absurde et terrifiant. C’est en jouant avec les marches narratives que franchit le personnage principal que le réalisateur va faire muter son style humoristique. Au début, la comédie procédait par petites touches, comme si de rien n’était. Nous étions gentiment amusés, nous nous mettions à sourire, puis le sourire devenait plus marqué, se transformait en rire franc ou de stupéfaction, jusqu’à finir par être bruyamment expressif comme l’a prouvé la centaine de spectateurs présents pour cette projection. Et tout cela sans effets majeurs. Rien n’est pas appuyé comme dans une banale comédie française. La sincérité avant tout. C’est surtout cet effort constant à appliquer la peinture d’une réalité qui permet d’accepter les postulats les plus incroyables. Jusqu’à la fin où l’humour devient quasiment de la farce. Voilà un crescendo narratif fort bien mené. Pour y arriver, Riley Stearns use d’un filmage sobre et d’un montage sec. Il évite les plans généraux pour se consacrer au maximum sur ce qui fait avancer l’histoire. L’échelle des plans reste tout à fait correcte malgré tout, avec un découpage très intéressant car au service, lui aussi, de la comédie. Eh bien, mine de rien, c’est de la maîtrise, ça, les copains. Et ça fait plaisir à voir, même si ce n’est pas non plus le nirvana. Forcément, le film ne roule pas sur l’or mais ça ne se voit pas trop. Et nous dirions même qu’il a su le transformer en avantage. Parce qu’au lieu de faire s’écrouler son film sous une décharge de technique aussi brillante soit-elle, Stearns choisit le minimum d’effets pour un maximum d’effet. Il n’est pas rare, tout à coup, de voir surgir un axe un peu branque, un peu décalé par rapport au reste, mais toujours totalement justifié. Nous dirions même que c’est probablement l’axe qui convenait le mieux à ce moment-là. Et le film se poursuit sans prendre les lanternes pour des vessies, sans nous survendre quoi que ce soit, ce qui aboutit à un film humble mais pas dépourvu d’ambitions.

 

Voilà qui va à contre-courant de tous les films de superhéros. Car, oui, ne vous y trompez pas, THE ART OF SELF-DEFENSE est un film de superhéros. Dison plutôt une variation du mythe. Ou comment Jesse Eisenberg en prenant part à un cours de karaté verra sa confiance en lui se développer, et en usera comme d’un superpouvoir. Evidemment, qui dit superhéros dit costume qui va avec. Pour lui, ce sera une ceinture jaune synonyme de montée en grade. Pas n’importe quel jaune. Un jaune bien pétaradant, un jaune soleil, un jaune fête de printemps, un jaune j’me la pète grave. L’évolution est nette et précise. Sa vie devient jaune (pour preuve la scène où il fait ses courses !) Là encore cela donne lieu à des situations vraiment très drôles. Par exemple, la scène avec son boss est complètement inattendue. Le film avance continuellement de la sorte, à coup d’arches narratives toujours surprenantes. Ce sont autant de virages qui permettent au film d’avoir constamment un coup d’avance sur le spectateur. Et comme Riley Stearns, nous le disions plus haut, n’abuse pas d’esbroufe technique, il use d’un levier de mise en scène devenu ringard pour les grosses productions modernes : la direction d’acteurs. Et pourtant, c’est le plus substantiel des leviers de mise en scène. Comparé aux effets visuels, il est plus risqué car moins scientifique, mais son impact est bien plus important : il crée du sentiment là où les autres ne créent que de l’émotion. L’un raconte une histoire, les autres la montrent. Et bim ! C’était mon art à moi de la défense du cinéma.

 

Premièrement, Jesse Eisenberg est bien. Pas nouveau mais vraiment bien. Et je le dis d’autant plus aisément que j’ai souvent du mal avec son air obtus. Je veux dire par là non pas que cela me gêne qu’il joue toujours la même chose (on ne tire pas si aisément un trait sur tout Bogart, tout de même !), mais que j’enrage souvent de le voir cadenasser son jeu d’acteur sous prétexte que le personnage qu’il incarne se replie sur lui, est extraverti, renfrogné, mystérieux, trouble etc. La chose qui me dérange le plus chez un acteur ou une actrice c’est son manque de générosité, surtout chez quelqu’un de talent. La palme revenant actuellement à l’exécrable Timothée Chalamet, si vous voyez ce que je veux dire, clin d’œil, coude-coude. A mon sens, c’est un sentiment de supériorité qui nuit au personnage. Et Jesse Eisenberg a souvent cette tendance. Cela ne l’empêche pas d’être formidable quand il joue ce type de bonhomme, comme dans l’excellent NIGHT MOVES de Kelly Reichardt. Ou encore dans THE SOCIAL NETWORK, mais il est vrai que Fincher a le don d’engager pas forcément les meilleurs acteurs et de faire en sorte que leurs défauts passent pour des qualités (le meilleur exemple étant la façon dont il se sert de la veulerie de Ben Affleck dans GONE GIRL, à bien regarder le film on ne sait pas très bien si l’acteur se rend compte de sa propre humiliation). Toujours est-il que dans THE ART OF SELF-DEFENSE, Eisenberg est parfait. Il se sert de son manque de générosité pour jouer avec une économie de moyens qui campe idéalement le mec qui vit chichement, mal dans sa peau, et qui traverse sa vie comme un véritable fantôme. Son intensité froide nous permet de lire sa misère intérieure, et son ardeur mal placée son inadaptation au monde qui l’entoure.

 

A ses côtés, nous retrouvons la délicate Imogen Poots. C’est rigolo, nous venons de les voir récemment tous les deux ensemble dans le même film (VIVARIUM, pas de date de sortie annoncée en France). Elle est drôlement chouette, cette comédienne ! Elle a commencé par des films pas terribles du tout (CENTURION, V FOR VENDETTA…) pour s’orienter petit à petit vers des films plus exigeants et plus singuliers (MOBILE HOMES, I KILL GIANTS, KNIGHT OF CUPS…) Elle fait le choix de personnages solides intérieurement mais qui n’arrivent pas forcément à s’imposer, et il faut avouer que c’est souvent payant. Là encore, sa complémentarité avec le personnage de Jesse Eisenberg lui permet de montrer toute sa richesse émotionnelle sans grande démonstration. Souvent le réalisateur fait le bon choix de la filmer en gros plan pour capter la finesse des expressions de son visage. Pas con.

 

Mais celui qui éclate à l’écran c’est véritablement Alessandro Nivola, qui compose un Sensei aussi charismatique qu’équivoque. Alors, forcément, c’est un rôle écrit pour « ramasser », mais il faut quand même être juste et insister sur sa prestation millimétrée. Parce que Nivola ne force jamais l’expressivité de son personnage. Il compte, à juste titre, sur le calme et l’égalité de caractère de son personnage pour imposer un Sensei persuasif et manipulateur. Cela a le grand mérite de ne pas vendre tout de suite le personnage et, en tant que spectateur, pendant un bon moment nous ne savons pas sur quel pied danser. Il faut dire qu’Alessandro Nivola peut tout aussi bien être ridicule (la scène du body language) que fascinant (la remise des ceintures). Transition toute trouvée pour aborder ce qui constitue une des facettes primordiales du film. Du début à la fin, THE ART OF SELF-DEFENSE joue avec la thématique du double. Et c’est d’autant plus intéressant que Stearns ne l’emploie jamais en termes de dualité mais plutôt d’alliance, de coalition. C’est évidemment la figure du Sensei à la fois envoûtant et effrayant. Mais c’est aussi valable pour Imogen Poots qui enterre sa féminité face à la misogynie d’Alessandro Nivola. Chaque caractéristique se fond l’une dans l’autre, développant l’idée que l’être humain est riche de plusieurs facettes et que chacune ne fait que s’adapter à la situation. Fort de ce principe, Alessandro Nivola profite de ce mélange pour développer ses thèses. Et cela se retrouve notamment dans son discours, avec les sentences qu’il assène ou les formules qu’il répète comme des mantras (« Donner des coups de pied avec vos poings et des coups de poing avec vos pieds »). Ce propos sur le double visage concerne tout aussi bien Jesse Eisenberg, c’est même le principal concerné. A ce titre, il est intéressant de noter le choix de ce comédien que nous avons vu œuvrer dans le même sens au sein du film de Richard Ayoade : THE DOUBLE. Comme un écho de deux films qui se répondent dans le vide des six années qui les séparent.

 

En jouant sur cette figure du double, Stearns permet à son film de s’engouffrer dans une tonalité plus sombre que ne le laissait présager l’insouciance du début. Plus nous avançons au sein de cette école de karaté plus nous découvrons que ce qui s’y trame est louche. Parallèlement, le nouvel homme qui émerge du personnage de Jesse Eisenberg apporte une instabilité qui nous le rend à la fois touchant aussi bien que pathétique. Pour Stearns, le double aurait ici la fonction de flouter les lignes, de démontrer que rien n’est véritablement défini. Pour cela, il s’aide des apparences trompeuses et surtout des préjugés sexospécifiques qu’il se plaît à lister. Et là, il s’aide d’un élément déterminant que peu ont remarqué : il joue avec l’époque. En fait, sans trop que nous nous en apercevions, Riley Stearns a malicieusement déplacé dans le temps son récit. Rien ne l’indique explicitement mais quelques éléments disparates nous signalent que THE ART OF SELF-DEFENSE ne se déroule pas de nos jours. Caméra et cassettes VHS, magnétoscope, énormes écrans d’ordinateurs, répondeurs téléphoniques, absence de téléphones portables etc. Autant d’indices qui semblent nous orienter vers les années 90. Alors, pourquoi ? Il est essentiel de pouvoir répondre à cette question pour comprendre exactement ce que dissimulent les voiles de cette histoire d’art de l’autodéfense, car c’est précisément là que se terre le fond du propos de Stearn, autrement dit le double caché du film.

 

               Pour bien comprendre ce qui se joue, il faut aller voir à l’intérieur de l’école de karaté. Il y a là beaucoup de testostérone, c’est clairement dit. Une trace sang sur le tatami ; un indice sur votre écran. Une salle où il ne faut pas pénétrer ; très bien, nous savons d’entrée que quelqu’un brisera l’interdit. Une seule fille qui est aussi la plus douée des élèves, mais elle n’aura jamais la ceinture noire, car son problème en tant que femme c’est que cela l’empêche de devenir un homme (!), là aussi c’est clairement dit. Il y a des cours du soir où les hommes finissent par se masser de façon étrangement érotique. Et puis il y a Alessandro Nivola qui diffuse sa conception de la masculinité sous des dehors de compréhension et de sagesse. Un mélange d’érudition philosophique et de mysticisme ancestral. Ses idées sont des idées de puissance, de domination et d’anéantissement. Un homme, un vrai, admire un pays dur comme la Russie. Un homme, un vrai, a un berger allemand, pas un teckel. Un homme, un vrai, écoute du death metal. Et tout est du même acabit. Alors, forcément, replacé dans le contexte des années 90 quand Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger et Steven Segal illustrait cinématographiquement cette image de l’homme viril et combatif, cela donne une perception assez nette des stéréotypes que la société véhiculait et véhicule toujours. Tous ces éléments scénaristiques sont présents sans être totalement exprimés. La mise en scène se plaît à évincer ce qu’elle édicte, et cela crée une érotisation du lieu qui devient petit à petit une homoérotisation. L’avènement de l’Homme autosuffisant rend le lieu, l’enseignement, le groupe, Alessandro Nivol, puissamment attirants. La manipulation peut alors jouer à plein. Jesse Eisenberg se fait happer et contaminer par cette image du mâle dominant. Il devient ce qu’il redoute. THE ART OF SELF-DEFENSE dresse ainsi une image drôle mais terrible du machisme décomplexé.

 

Partant de cette satire, la difficulté pour Stearns est d’explorer ce versant sans concéder quoi que ce soit à son histoire première. Et force est de constater qu’il ne parvient pas vraiment à approfondir son propos. Il rend bien compte d’un certain état d’esprit mesquin, et sa peinture sociale est très juste, mais il ‘arrête toujours avant d’aller plus en profondeur dans les rapports humains. Ce qui l’intéresse avant tout, comme dans son premier film, c’est l’emprise qu’une ou quelques personnes peuvent avoir sur un groupe. Il tente ainsi de disséquer ce qui fait qu’une personne peut obéir à une autre, allant jusqu’à commettre les actes les plus vils. Le besoin de reconnaissance, de se faire accepter par les autres, est surtout le moteur principal. Jesse Eisenberg n’aspirait qu’à cela depuis le début. Dans le groupe de karaté, c’est la ceinture jaune qui sera la preuve de cette acceptation. Dès lors, nous pourrions croire que se noyer dans la masse c’est ressembler aux autres, accepter de noyer son individualité. Etre comme les autres, en somme. D’ailleurs, c’est ce que pourrait nous faire croire le dénouement du film (nous ne nous dévoilerons rien, bien évidemment, mais nous signalerons juste que si vous vous comportez en spectateur actif, vous devinerez aisément la fin). En fait, c’est tout le contraire. Le film dit que c’est par leur singularité que les êtres se sauvent et, ce faisant, Jesse Eisenberg procède à un rééquilibrage des forces présentes en tenant un discours parfaitement féministe. Il est alors possible de voir cette histoire de double comme une métaphore de la coexistence des hommes et des femmes à l’heure d’une égalité difficile à obtenir. En d’autres termes, THE ART OF SELF-DEFENSE est un film foncièrement mathématique qui passe son temps à démontrer que 1 + 1 = 1.

 

               A n’en pas douter, THE ART OF SELF-DEFENSE est l’une des premières réponses à la prise de conscience des rapports hommes-femmes après l’affaire Weinstein. En se focalisant sur la manière dont les idées préconçues et les clichés véhiculés par la société conditionnent notre développement social, Riley Stearns nous livre une comédie noire, acide et pourtant très lucide sur notre sentiment d’insécurité qui en découle. Par l’entremise d’un groupe de karaté qui ressemble plus à une secte, il associe la fanatisation des individus à la manière dont tous ces préjugés sont acceptés et banalisés dans notre société. Le réalisateur joue sans discontinuer sur ces deux niveaux de lecture pour terminer en nous surprenant une dernière fois par un discours féministe. Mais pas dans le sens des mouvements radicaux initiés par les féministes (qui ne sont d’ailleurs plus des féministes aujourd’hui, mais des extrémistes, vu la guerre des sexes qu’elles ont déclenchée). Non, féministe s’entend là dans son sens originel, celui qui fait du féminisme un humanisme, un message de double, dans lequel l’homme et la femme ne font qu’un. Voilà donc bien une progéniture non reconnue de l’ère post-Weinstein.

11 juillet 2019 4 11 /07 /juillet /2019 06:28

Le problème avec la fête de la musique, c’est la musique. En baguenaudant au gré des rues de votre quartier, remontant telle avenue, glissant dans telle autre, vous voilà happé par quelques accords qui viennent titiller votre intelligence acoustique, et vous vous dites que oui, bien sûr, vous connaissez fatalement cet air. En plus, vous savez que vous l’adorez, c’est même une de vos chansons préférées. Quelle étrange sensation que celle d’un effacement culturel ! Quel effroyable désarroi celui qui vous isole dans votre incapacité à réanimer ce que vous connaissez. Il faut alors que survienne le refrain pour que s’évapore en vous cette impossibilité pré-alzheimerienne à reconnaître un standard mondialement révéré. Pendant un bref laps de temps, votre monde intérieur s’écroule, vous êtes groggy. Jusqu’à temps que vous reconnaissiez enfin ce bon vieux pote de « Paint it black » signé des Stones. Mais qui peut bien faire sonner ces quelques notes de musique de façon si appliquée, sans la moindre envie, sans l’esprit de révolte, sans la rage ni le désespoir ? Quel pseudo groupe peut s’en sortir de manière si scolaire sans être inquiété d’atteinte à la santé publique ? L’esprit rock ne peut être acquis. Vous pouvez tirer un trait sur les Stones, ce n’est pas grave. Il y a eu, il y a et il y aura. Mais effacer le rock, ça, c’est grave. Et c’est ce qui nous oppose avec Danny Boyle.

 

               Alors là, attention les petits gars, parce qu’aujourd’hui c’est du lourd, c’est du très lourd, c’est du cinq étoiles, c’est de l’oscarisé ! Mmmouais…

 

Dans les années 90, Danny Boyle a signé coup sur coup trois authentiques petits bijoux : SHALLOW GRAVE qui l’a révélé, TRAINSPOTTING qui l’a consacré, et A LIFE LESS ORDINARY qui l’a planté. Etoile montante du cinéma britannique, il était considéré comme un enfant terrible qui allait révolutionner ce cinéma qui s’essoufflait depuis quelques années, et ce malgré Ken Loach (je ne dirai pas de mal ici, mais je n’en pense pas moins). Eh oui, c’était drôlement bien les Danny Boyle de ces années-là ! Avec des scénarii complètement foufous, une mise en scène extrêmement inventive, des idées en voiture en voilà, on s’amusait comme des dingues dans son cinéma. Et en plus, c’était très populaire ! A LIFE LESS ORDINARY est probablement le plus créatif de tous, avec ses fourches scénaristiques, ses digressions virtuoses, son casting de malade mental avec des acteurs d’une force de proposition foisonnante etc. Malheureusement le film n’a même pas atteint 300 000 entrées chez nous. Par la suite, Boyle ne capitalisera plus sur cet élan créatif. Son cinéma se pose petit à petit, il accepte les compromis, il monnaie son statut, ce qu’il l’amène à diriger l’insupportable SLUMDOG MILLIONAIRE. Mais ne jetons pas les torchons et les serviettes avec l’eau du bain, il y a vraiment de très belles choses chez Boyle. Si j’étais un critique officiel payé pour écrire des inepties, je dirais que son 127 HOURS n’est pas l’œuvre d’un bras cassé ! Et puis son dernier opus, T2 TRAINSPOTTING valait bien mieux que tout ce que l’on a écrit dessus. Oui, c’est encore toi, ami critique, qui a descendu un film beau et désenchanté sous prétexte que ce n’était pas celui que tu attendais. Des fois, on se demande pourquoi les scénaristes ont des idées si tristes comme celle d’éradiquer les Beatles de la surface de la planète, alors qu’il y aurait des scénarii beaucoup plus drôles s’il s’agissait plutôt de la disparition de certains critiques, de Jean-Claude Juncker, des chroniqueurs de France Inter, des sachets à ouverture facile ou encore de La Poste à Paris Guy Môquet. Voyez comme le monde est bien plus heureux depuis la disparition de Georges Moustaki !

 

Malgré tout cela, non, ce sont les Beatles qui s’éclipsent dans YESTERDAY. On ne sait pas trop au nom de quel principe physique. Personnellement, je pencherais pour un excédent de pollution atmosphérique dans laquelle les Beatles se sont dissous. Et hop ! Voilà qu’en seulement quelques secondes toute l’histoire des Beatles s’est volatilisée et a disparu des mémoires de tout un chacun. Sauf que pour Himesh Patel, cela n’a pas marché. Pendant ces quelques secondes, il a eu un accident de vélo contre autobus, et il est rare, dans ces cas-là, que le deux-roues l’emporte. C’est d’autant plus stupide que tout le monde sait qu’en cas de pollution atmosphérique il faut s’enfermer chez soi, se mettre à quatre pattes sous une table et ne jamais prononcer le mot « jojoba », ce qui est relativement aisé mais peut tout de même survenir au moment où on s’y attend le moins, comme dans l’exemple ci-dessous :

 

- C’est quoi déjà le mot qu’il ne faut pas prononcer ?

- Jojoba !

- D’acc… Francis ?... Francis, t’es où ?

 

Himesh Patel, donc, n’a pas de chance. En tant que chanteur-compositeur, il n’a clairement pas le talent qu’il croit ou aimerait avoir. Et voilà maintenant qu’il n’entendra plus jamais une seule chanson des quatre garçons dans le vent. A moins que… Non mais, dites-donc, ça ne vous rappelle pas quelque chose ce synopsis ? Remplacez les Beatles par Johnny Hallyday et vous obtiendrez JEAN-PHILIPPE réalisé en 2006 par Laurent Tuel. Pas vraiment étonnant, finalement, pour un film qui parle de plagiat ! Non, ne soyons pas mauvaise langue, la ressemblance ne va pas plus loin. JEAN-PHILIPPE est un film d’une laideur très efficace où le principe est de redonner à Jean-Philippe Smet la vie qu’il n’a pas eue, à savoir celle de Johnny Hallyday. Vainement d’ailleurs, puisque la morale du film ne voit pas plus loin que la sentence très commune : « On n’échappe pas à son destin ». Tu vois le niveau ?

 

YESTERDAY, lui, est beaucoup plus immoral. Himesh Patel vient assez vite à bout des quelques scrupules qui l’enjoignent à ne pas faire siennes les chansons de nos petits scarabées. Mais bon, dans un monde qui ne connaît pas leur musique, quel mal y a-t-il à s’en attribuer le mérite ? La malhonnêteté n’est pas ce qui l’étouffe, chose qu’il n’assumera jamais. L’appel de la gloire et du succès étant plus forts pour lui que le grand amour. Mais ce n’est pas si simple et le prix à payer est énorme. Il doit composer avec cette escroquerie géante, et sa nouvelle vie de star l’éloigne de plus en plus de celui qu’il était avant toute cette affaire.

 

Eh bien, voilà qui est plus compliqué qu’il n’y paraît, les amis. Autant le concept est assez lumineux dans sa définition, autant les idées qu’il aborde sont plus nombreuses que nous aurions pu nous y attendre, jusqu’à gommer l’identité sous laquelle ce film se cache (et probablement pas si volontairement que cela). C’est ce que nous vous proposons de démêler.

 

               Avant que nous arrivions à déceler les véritables tenants et aboutissants de YESTERDAY, le film s’aventure dangereusement sur du balisé de chez balisé. Petite introduction en guise de présentation des personnages, l’environnement, la dimension familiale, la problématique carriériste etc. C’est ce qui se fait d’habitude, cela permet de lancer le postulat et de ne perdre personne en route. Pas de quoi s’emballer surtout qu’en termes de mise en scène c’est plutôt didactique et sans grandes envolées. Bref, nous sommes chez pépère qui a du savoir-faire mais qui ne force pas trop son talent. Et puis arrive le moment de l’accident. Si cela ce n’est pas du vu et du revu !... Enième variation sur le pauvre type qui subit un choc physique et qui, à son réveil, se retrouve complètement changé, ou dans la peau d’un autre ou dans une autre dimension en ce qui nous concerne. Grand classique des cours de récré qui se termine souvent en soignant le mal par le mal : on redonne un choc physique à la personne (souvent le même coup) et tout rentre dans l’ordre. Le problème c’est qu’il faut souvent attendre la fin du film pour que cette idée leur parvienne au cerveau. Et c’est souvent assez effroyable (LA VIE D’UNE AUTRE de Sylvie Testud, immonde bouffonnerie jamais drôle et jamais mise en scène).

 

Ici, le point de départ est plutôt attrayant : se réveiller dans un monde où les Beatles n’auraient jamais existé et s’approprier leur œuvre. Sur le papier, c’est plutôt amusant et prétexte à des scènes probablement drôles, si on excepte les passages obligés comme la découverte de leur non-existence.

 

D’abord, ce que fait Richard Curtis (qui est meilleur dialoguiste que scénariste : MAMMA MIA ! HERE WE GO AGAIN, WAR HORSE, BRIDGET JONES : THE EDGE OF REASON pour ce qu’il a fait de pire), c’est qu’il prend le contrepied de ce qu’il se fait en la matière. Habituellement, lors d’un voyage dans le temps, le moindre changement entraîne d’autres changements subséquents. Richard Curtis sait très bien de quoi il parle car il a déjà écrit et réalisé un film sur cet axiome tectonique : ABOUT TIME (tiens, du recyclage d’idée !) Un changement en entraîne un autre qui en entraîne un autre qui en entraîne un autre et cætera, et toute la planète peut ainsi être chamboulée tranquillement. C’est ce qui est énoncé dans des films comme BACK TO THE FUTURE, TERMINATOR, LOOPER, EDGE OF TOMORROW, LOS CRONOCRIMENES ou encore DONNIE DARKO. Et c’est ce que l’on appelle l’effet papillon. Il existe un film entièrement basé sur ce principe et qui se nomme étrangement THE BUTTERFLY EFFECT ! Une sorte de film à sketches qui exploitait bien toutes les ramifications possibles que chaque action pouvait impliquer. Du coup, on s’y amusait beaucoup. En comparaison, on ne s’amuse pas tant que ça dans YESTERDAY qui ne se passe pas dans un monde complètement transformé par la disparition d’un élément, mais dans un monde consubstantiel à celui que nous connaissons. En cela il reprend la théorie du mille-feuilles chère au JEAN-PHILIPPE de Laurent Tuel (divers mondes parallèles coexisteraient par superposition).

 

YESTERDAY est un film qui présente bien mais ses carences scénaristiques l’empêchent d’être aussi cinglé que l’est son point de départ. D’ordinaire, on fait les présentations, on annonce la couleur et après on a du fun. Là, c’est comme si le concept phagocytait tout développement un peu dingo, toute idée un peu foutraque. Le problème c’est qu’il n’est pas assez puissant pour porter tout le film. C’est pour cela qu’il est nécessaire de développer tout autour des nœuds qui le nourrissent, des situations qui le transcendent. Certes, quelques gags relèvent la sauce de temps à autre (la réplique sur la cocaïne est très drôle, écrite en seconde couche qui plus est, bien joué !) mais rien de bien extravagant. D’autant que le scénariste préfère faire l’impasse sur les clés de ce nouveau monde plutôt que d’y faire face d’un point de vue scénaristique. Je m’explique. Un nouveau monde, c’est comme une boîte de jeu. Il existe une notice explicative qui détaille point par point les règles. Dans un nouveau monde, c’est la même chose. Les règles sont des réponses aux questions que le spectateur se posent. Si le scénariste n’y répond pas, le spectateur peut avoir la sale impression de se faire flouer. Ce qui importe dans YESTERDAY c’est de savoir ce qui découle du fait que les Beatles n’existent pas. Même si l’effet papillon s’exerce à minima, il y a quand même pas mal de choses qui n’existent pas ou qui ne se sont pas passées de la même manière du fait de cette absence. Richard Curtis n’en mentionne qu’une seule, très logique (et très plaisante là aussi) pour reprendre le mot employé par le protagoniste. Or, même dans l’illogique il faut que tout soit logique. Un groupe aussi populaire et aussi influent a forcément eu de très larges conséquences sur de très nombreux domaines et sur toute la planète ; les répercussions sont innombrables. Il paraît donc difficile d’accepter que leur disparition ait aussi peu impacté notre monde. Mais pourquoi pas. Le kubrickien que je suis valide qu’au cinéma il n’existe pas de mauvaise idée. Alors, si tel est le parti pris du scénariste, son devoir est de nous expliquer pourquoi, pour que notre adhésion soit totale. Malheureusement, là-dessus le scénario est bien fainéant, nous laissant pour le moins dubitatifs et quelque peu frustrés. A ne pas être aussi regardant que cela le nécessite, ce postulat finit par ressembler plus à une blague entre copains qu’à une histoire aboutie et pleinement cohérente.

 

Et ce n’est pas Danny Boyle qui redressera la Tour de Pise, lui qui a toutes les peines du monde à insuffler un peu de folie dans la mise en scène. Le tout est plutôt agréable et se suit très bien, mais quel dommage que le gars Boyle n’utilise pas plus de leviers de mise en scène comme il le faisait dans ses premiers films ! Celui sur lequel il se repose le plus reste néanmoins le montage. Et encore ! Pas dans la lignée d’un Dziga Vertov ou d’un Sergi M. Eisenstein ! Boyle a confié cette étape de travail à Jon Harris, avec qui il travaille depuis 127 HOURS, et qui a aussi a son actif d’autres films d’actions tels que KICK-ASS, SNATCH, LAYER CAKE, excusez du peu. Sur YESTERDAY, son boulot consiste essentiellement à trouver la bonne durée des scènes, c’est-à-dire travailler sur le rythme et particulièrement sur le tempo comique. Et cela fonctionne plutôt bien. (Nous retiendrons la scène de marketing promotionnel où tous les assistants applaudissent en fin de phrase. Satire très drôle de ces commerciaux qui se prennent pour des artistes. A ce moment, Danny Boyle se sent très à l’aise, probablement parce qu’il sait de quoi il parle, lui qui a beaucoup côtoyé le monde des publicitaires. Dans toute sa filmographie, c’est toujours quand il est grinçant qu’il est le plus convaincant !) Le film progresse sans temps mort, avec l’aimable sensation d’un feel good movie pas trop mielleux (je rappelle à tous que « feel good movie » est une expression péjorative !)

 

Du coup, le parcours est fléché, le spectateur n’a qu’à suivre le sentier pour arriver à destination. Le film glisse paisiblement sur l’onde, sans véritable surprise, sans virage un peu serré. Prenons un exemple. Himesh Patel réalise qu’il est la seule personne à se souvenir des Beatles. Quand une personne se retrouve seule au monde dans un film, en fait elle n’est jamais seule. Elle rencontrera forcément quelqu’un à moment donné. Vous savez que cela va arriver. Et évidemment… cela arrive ! Là encore, Richard Curtis ne profite pas de cet apport scénaristique pour faire dévier l’histoire, pour lui donner un élan, un second souffle. Les deux personnes en question pourraient devenir l’ombre au tableau, l’enjeu d’un affrontement, une part un peu plus sombre de l’histoire, quitte à pousser le protagoniste un peu plus dans son immoralité. Non, il n’est pas question de cela. Leur motivation va dans le sens du personnage principal et même si Danny Boyle nous crée un petit suspense pour tenter de nous faire croire le contraire, tout cela n’est que pour faire la blague, celle dont nous parlions plus haut : la blague entre potes.

 

               Pour ne pas délivrer toutes les solutions dès le départ, le film est obligé d’user d’artifices un peu roublards mais qui vont finir par établir involontairement un édifice un peu bringuebalant. L’idée c’est de retarder au maximum tous les enjeux qui peuvent l’être. Nous venons de le voir avec l’apparition de ceux que nous appelons « les deux autres personnages », présentés depuis un moment, mais qui ne lèveront le voile du mystère que bien plus tard. Pareil pour la relation entre Himesh Patel et Lily James. Bon, là, très nettement, c’est une volonté scénaristique de n’aborder que très tard ce volet, car dès le début nous sentons bien qu’il se passe quelque chose entre eux. Le plus intéressant dans cette vision des choses, c’est de faire basculer petit à petit le véritable sujet du film, voire son genre puisqu’au fur et à mesure que cette relation s’étoffe YESTERDAY mute en comédie romantique. Ce qui permet à Richard Curtis de retomber sur ses pattes vu que c’est ce qu’il sait faire de mieux (NOTTING HILL, LOVE ACTUALLY). Habile.

 

Cet étrange partage des richesses est une voie inattendue. De prime abord, cela pourrait passer pour une ambivalence, une incapacité à choisir à quel sujet donner la priorité, voire une obligation de réponse au cahier des charges pour plaire au plus grand nombre. Même si tout cela est un petit peu vrai, cela a le grand avantage de faire dévier des univers pour montrer qu’ils se réajustent sans cesse, que chacune de nos actions décident de nos destins. C’est en cela que YESTERDAY s’éloigne farouchement de JEAN-PHILIPPE qui prétend que le destin est écrit : quoi que puisse tenter Fabrice Luchini, il arrivera toujours un événement qui fera que Jean-Philippe Smet n’est pas destiné à devenir Johnny Hallyday.

 

Ce genre de déraillement est aussi une liberté que peu de réalisateurs s’octroient et qui plombe terriblement la quasi-totalité des comédies françaises. Comme si une comédie ne devait jamais s’écarter du ressort comique. Encore une loi inscrite dans le marbre ! Permettons-nous une légère digression et développons, car cela n’a rien d’une idée théorique. Blake Edwards a fait cela dans toutes ses comédies, la comédie italienne aussi n’a fait que cela pendant des années, et pour être très concret, je vais vous citer un exemple français très récent. Je regardais il y a peu une comédie française sortie en début d’année. Un vaudeville nommé PREMIERES VACANCES qui se trouve être aussi le premier film d’un certain Patrick Cassir. Que du prometteur ! C’est l’histoire d’un couple qui part en vacances pour la première fois ensemble. Bon, je ne vous apprends rien, le titre spoilait déjà le film. La petite originalité vient du fait que l’homme et la femme partent sans se connaître vraiment puisqu’ils viennent de se rencontrer. Originalité toute relative puisque voilà repris le concept d’une comédie signée Judd Apatow en 2007 : KNOCKED UP, il suffit de changer la parentalité par les vacances pour faire du neuf avec vieux. Passons. On ne va pas chipoter, mettre deux personnes que tout oppose dans le même panier c’est vieux comme Libération. Dans PREMIERES VACANCES, nos compères vont de galère en galère et se retrouvent à moment donné paumés au milieu de Trouduculville. Ils finissent par trouver un véhicule qui les prend en stop. C’est une sorte de camionnette à l’arrière de laquelle se trouvent des locaux (nous sommes en pays étranger, avais-je oublié de préciser) qui discutent entre eux d’étrange manière. Ce qui attise la méfiance et la suspicion de notre duo. Alors que leurs craintes commencent à les terroriser, les locaux se mettent à leur parler, et d’un rire synchrone et complice leur annoncent qu’ils vont les violer. Je me suis dit l’espace d’un instant que le film allait enfin sortir des rails du déjà vu pour nous proposer une autre voie, pour explorer autre chose que la galéjade routinière dans laquelle il s’embourbait. Mais non ! Les locaux éclatèrent de rire, solutionnant la scène en avouant que c’était une blague ! Et voilà, comme nous l’avons dit plus haut, la comédie française ce n’est ni plus ni moins que des histoires de l’ordre de la blague. Et les types comme Benoît Forgeard qui proposent quelque chose de totalement opposé sont bien trop rares pour pouvoir changer la norme. Mais bon… « Pourquoi pas ? » me direz-vous. Après tout, une grande escroquerie est d’avoir convaincu les particuliers qu’ils étaient responsables du changement climatique !

 

Danny Boyle, lui, ne fait plus de proposition gratuite de ce genre. Et c’est bien dommage ! Ayant revu récemment A LIFE LESS ORDINARY, le gouffre qui sépare ces deux films nous apparaît comme une béance monumentale de l’ordre de la monstruosité. Il arrive souvent qu’une fois installés certains réalisateurs ne deviennent que le fantôme de ce qu’ils ont été (c’est tout aussi prégnant chez les comédiens). Le talent arrive à poindre de-ci de-là, mais une forme d’envie et d’énergie ont disparu. Le décalque de leur savoir-faire devient alors leur blason. Comme une Appellation d’Origine Contrôlée, un label somme toute. Un sceau qui servira à orner les affiches, s’ils se lancent dans la production. Les frères Coen ont leur label. Martin Scorsese aussi.

 

               Pour en revenir à YESTERDAY, son impossibilité à s’emballer vient d’un refus de s’immerger dans les turpitudes promises par la malhonnêteté, mais aussi de son impossibilité à se vautrer dans la décadence du monde des stars musicales. (Il n’y a qu’à regarder THE DIRT dans lequel Jeff Tremaine était fasciné par les ignominies commises par le groupe Môtley Crüe, pour comprendre jusqu’où peuvent aller quelques adolescents pas finauds qui héritent de l’argent et de la célébrité. Ou même dans COCKSUCKER BLUES, le documentaire pas si choc que cela, consacré aux Rolling Stones.)

 

Il y a deux causes à cela. D’abord, une volonté des auteurs d’aseptiser le propos, de le rendre politiquement correct, pour répondre à la logique du plus grand dénominateur commun. Quand vous optez pour ce système, vous êtes fatalement obligé à un moment ou à un autre de vous arranger avec votre conscience. C’est ce qui se produit notamment avec nos « deux autres personnages ». S’il est un court instant où nous pensons qu’une forme de justice rattrape Himesh Patel et qu’il va enfin devoir répondre de ses actes, le scénario se retourne subrepticement contre cet élan d’honnêteté, sous couvert d’un prétexte des plus fallacieux. Avons-nous raison de ne pas être à l’aise avec le plagiat éhonté d’Himesh Patel ? Qu’à cela ne tienne, Richard Curtis tient la solution pour éradiquer tout sentiment de culpabilité en nous. Comme je suis obligé de spoiler, je dois écrire en blanc : plutôt que de le mettre face à ses méfaits, les « deux autres personnages » le remercient d’avoir plagié les chansons des Beatles car, grâce à lui, ils vont enfin pouvoir entendre de nouveau ces tubes. Eux qui croyaient leur vie privée de sens s’ils ne pouvaient plus écouter les Beatles ! Autrement dit, le scénariste allège la conscience du spectateur sous l’argument spécieux qu’il a trompé tout le monde mais c’était pour la bonne cause !!! L’idée qui sous-tend ce développement serait qu’il est des personnes, des artistes trop importants pour que le monde s’en passe, et que certains sont si importants qu’ils sont nécessaires à la bonne marche du monde. Non seulement c’est faux mais, en plus, cet axiome est d’une bêtise ! S’il n’y avait pas eu les Beatles, il y aurait eu autre chose. D’ailleurs, le monde n’est fait que de cela, de personnes importantes, et très certainement aussi de groupes majeurs qui n’ont jamais existé, et le monde se passe très bien d’eux. Comment un scénariste peut-il passer à côté d’un tel truisme ? Bien entendu que l’effet de compensation joue son rôle, et nous y perdons parfois plus que nous y gagnons. Ces cas sont même proportionnellement beaucoup plus importants en nombre ! On peut comparer cela à la course à l’ovule, course qui fera un seul vainqueur pour des millions de laissés-pour-compte.

 

Bon, cette première piste vaut ce qu’elle vaut et rien n’empêche sa complémentarité avec la seconde : Himesh Patel ne se jette pas à corps perdu dans ce monde car il est tourmenté non pas par l’affaire du plagiat, mais bien plus par son changement d’identité, qui l’éloigne sans cesse de l’Himesh Patel qu’il était avant. Fascinante histoire de l’œuvre qui façonne l’artiste, qui le labellise, comme nous l’avons expliqué plus haut, et non le contraire. C’est à ce même titre que Sophia Di Martino dit qu’il est « son produit ». Bien sûr, ce qui est valable en temps gloire l’est tout autant en temps d’impopularité. C’est la grande découverte d’Himesh Patel, nous allons y revenir dans le dernier point que nous allons soulever. Avant cela, c’est ici qu’il faut souligner la composition d’Himesh Patel. Il revêt un rôle qui n’est pas écrit pour « ramasser », à cent lieues de la performance d’un Taron Egerton dans ROCKETMAN, par exemple. Le personnage de Jack Malik n’est pas de cette exubérance. Avant d’être reconnu, c’est un loser qui n’a pas grand talent ni grand charisme et qui n’est donc pas fait pour ce monde du show-business, malgré les étoiles qui lui brillent dans les yeux. Et c’est bien vu de tenir le personnage sur cette ligne grâce à un jeu très réservé, plein d’hébétude et tout en slow burn. Tout ce qui ne compose pas l’étoffe des héros. Va décrocher un oscar avec ça, gars ! A ses côtés, Lily James (déjà vue dans l’excellent BABY DRIVER notamment), s’en sort très bien dans le rôle d’une jeune fille qui retranscrit les mots d’amour qu’elle ne peut exprimer, par un trop plein d’énergie pétillante, en évitant le piège de l’hystérie hargneuse. Elle a de la chance d’avoir hérité du personnage le mieux écrit, ce qui lui permet de le faire joliment évoluer et de passer par une palette d’émotions très large. Elle est délicieuse et amène beaucoup de fraîcheur. A l’opposé, dans un personnage beaucoup plus détestable, Sophia Di Martino compose une manager arrogante et dangereuse avec une belle virtuosité. Elle joue beaucoup avec un regard qui allie envoutement et dureté. Elle flirte régulièrement avec la caricature sans pour autant sombrer dans l’inacceptable ni le ridicule, ce qui la rend supportable voire amusante. Je mettrais à part Joel Fry (qui joue pourtant parfaitement sa partition) qui ne symbolise que la vis comica des scénarii de Richard Curtis, c’est-à-dire l’élément polyvalent qui n’a pour fonction que de faire rire sans être partie prenante de l’histoire. Je vous laisse en déduire ce que je pense de ces manières de faire. Bref, ça s’investit pas mal du côté des comédiens pour nous faire passer la pilule. Sans que ce soit transcendant c’est tout à fait correct, et l’amour qu’ils portent à leur personnage est un allié solide de la sympathie que nous éprouvons à leur égard.

 

               Seulement le grand problème malgré tout cela c’est que le film fonctionne sans être complètement satisfaisant. Pour tout vous dire, ça sent un peu le renfermé. Par ses procédés vieillots, Richard Curtis livre un scénario qui sent terriblement la naphtaline. A commencer par la scène (trop longue) au cours de laquelle Himesh Patel tente d’interpréter « Let it be » au piano pour ses parents, alors qu’il est constamment interrompu. Tout comme le moment où intervient le changement primordial, ces quelques secondes pendant lesquelles les Beatles vont être effacés des mémoires collectives. Ici, Richard Curtis impose une scène pendant laquelle l’électricité est coupée sur la terre entière pendant 12 secondes. Et cela à priori sans aucune conséquence mondiale. C’est rapidement évacué, le temps de reprendre le cours normal de nos émissions. Passons, ce n’est pas cela qui retient notre attention, c’est le fait qu’il soit nécessaire de justifier la disparition des Beatles. Qui fait encore cela de nos jours ? C’était une norme il y a quelques années lorsqu’il était difficile de faire admettre qu’un élément fantastique puisse survenir de la manière la plus arbitraire possible dans la réalité la plus quotidienne qui soit. Et nous avions même droit à la fin à une explication logique, voire scientifiquement plausible. Mais aujourd’hui, ce n’est plus la peine. Des zombies peuvent très bien avoir envahir la planète sans la moindre raison apparente. On se réveille un matin, et hop, les zombies sont dans le jardin. Le spectateur accepte désormais beaucoup plus facilement ce genre d’événement imposé.

 

Alors pourquoi Danny Boyle choisit de garder ce procédé ? A bien y réfléchir, peut-être qu’il lui est nécessaire pour autre chose que celle à laquelle nous pensons être conviés. You know what I mean ? Et pourquoi n’y a-t-il pas d’explication à la fin, cette fois-ci ? Tout simplement parce qu’il n’y a rien à expliquer. Le monde n’a jamais changé. Les Beatles n’existaient pas avant (jamais il n’est fait référence à eux avant l’accident) et ils n’existent toujours pas après. Nous sommes déjà dans un monde parallèle lorsque le film s’ouvre. Les Beatles ne seraient alors que la parabole de l’artiste face à sa création. Une sorte de déification de l’œuvre pour justifier l’impossibilité pour l’artiste de croire qu’il soit à l’origine d’une œuvre aussi grandiose. On peut parler aussi d’humilité. Combien d’artistes clamaient que leurs créations n’étaient que l’œuvre de Dieu ? Si tout est inversé, le manque d’humilité d’Himesh Patel quand il essaie de convaincre les autres que les chansons qu’il a écrites sont des œuvres majeures pour l’humanité, prend désormais un tout autre sens. Et l’histoire ne devient autre que celle d’un musicien dont le manque de succès le pousse à croire qu’il n’a aucun talent (il essaie lui-même de convaincre Lily James lorsqu’il lui explique qu’elle a toujours été la seule à croire en lui). Alors, lorsqu’il parvient enfin à écrire des chansons qui ont du succès, il est tout étonné de ce qu’il a produit et ne peut concevoir qu’il en soit l’auteur. D’où l’idée d’invoquer un Dieu qu’il nomme les Beatles. A ce rythme-là, il est évident qu’il passe pour un illuminé aux yeux des autres. Et peut-être alors qu’il faudrait prendre un petit peu plus au sérieux la parole de l’ermite qu’il rencontre vers la fin (je suis obligé de parler en codé), qui parle et se comporte comme un sage. Evidemment que cela est voulu ! Que lui conseille cet ermite ? De se faire soigner ! You know what I mean ?

 

Et voilà comment le film se construit à la fois sur ce dédoublement et cette recherche d’identité. Le nouveau Jack Malik est une vedette adulée, ce qu’il a toujours cherché à devenir. Mais son mal-être issu de sa tricherie fait qu’il n’est plus celui qu’il était. Il voudrait composer avec le Jack d’avant et le nouveau Jack, mais c’est impossible (c’est ce que signifie le fait de chercher à glisser la chanson « Summer song » parmi celles des Beatles). Alors il se met à détester celui qu’il est devenu, et qu’il ne peut plus être sans risquer de glisser véritablement vers la folie. YESTERDAY peut alors s’interpréter comme un chemin de vie dont la traversée est une quête de soi. Un parcours initiatique pour parvenir à se trouver. Et si la fin peut effectivement se lire comme une happy end, elle surgit surtout comme une fable dont la morale tout pirandellienne conclurait fièrement de la sorte : « Pour savoir qui on est, il faut d’abord savoir qui on n’est pas. »

16 décembre 2018 7 16 /12 /décembre /2018 01:26

Viggo Mortensen m’a surpris. Il était présent lors de l’avant-première du film à Paris. Arrivé très humblement sur scène, il est venu parler quelques petites minutes du film et de sa conception. D’une voix douce et calme il s’est exprimé en français. Eh bien je ne savais pas qu’il parlait notre langue. Souvent les vedettes viennent accompagnées d’un traducteur, parfois elles font un petit effort pour prononcer quelques mots répétés pour l’occasion, ou alors elles peuvent tenir une conversation mais avec fautes de conjugaisons, articles inappropriés, mots de vocabulaires manquants etc. Mais le Viggo, non, il n’est pas de cette trempe. Il est bilingue. Et je vais vous dire : il parle beaucoup mieux que moi et peut-être même que vous. Même s’il hésite un peu, sa voix est posée, les idées sont claires, le débit est maîtrisé, il emploie des mots tels que « occurrence », bref, il assure grave. Et avec son look de beau gosse, sa présence simple et son attitude réservée, il a la classe. Alors j’étais tout surpris de le voir s’exprimer si aisément. En y repensant, je me suis rappelé effectivement qu’il parlait déjà français dans LOIN DES HOMMES. Mais connaissait-il vraiment la langue ou avait-il appris son texte avec un répétiteur pour l’occasion ? (Cela se fait souvent, je vous conseille de regarder BELLE EPOQUE dans lequel Michel Galabru parle espagnol, c’est assez croquignolet.) En écoutant le timbre si velouté de Viggo, je me disais que c’est une information qui mériterait d’être portée à la connaissance de nos producteurs et réalisateurs. Voilà une idée fabuleuse pour une production française de pouvoir bénéficier du talent de cet acteur exceptionnel. C’est Viggo, mais c’est tant d’autres. Il existe beaucoup de comédiens bilingues auxquels nos productions ne pensent pas soit parce qu’elles ne le savent pas, soit parce qu’elles sont persuadées qu’ils n’accepteront jamais.

 

               Cessons là nos mondanités, et venons-en à ce qui nous occupe aujourd’hui. Drôle de coïncidence, la dernière fois nous nous étions arrêtés sur une histoire vraie que nous narrait Frédéric Tellier dans SAUVER OU PERIR, cette fois-ci nous remettons les pieds dans les mêmes savates et vous servons une autre histoire qu’elle est vraie qu’elle est vécue, mais cela se passe aux States d’Amérique et dans les années 60.

 

C’est Peter Farrelly qui s’y colle. Mais oui, ce n’est pas la peine de prendre cet air contrit et interrogatif, ce nom vous dit quelque chose, c’est normal. Seulement vous aviez plutôt l’habitude de le voir combiné à un autre nom, celui de son frère : Bobby Farrelly. Mais oui, mais bien sûr !!! Les frères Farrelly de DUMB AND DUMBER, ME, MYSELF AND IRENE ou encore THERE’S SOMETHING ABOUT MARY. Petite anecdote : le titre français de ce dernier est vraiment très chouette parce qu’en changeant une seule lettre, ça reste phonétiquement équivalent mais le genre du film devient tout à fait autre chose : MARY A TOUT PRIS. Ça marche aussi avec TOUS SUR MA MERE. Mais je digresse, je digresse… Les frères Farrelly, donc. Leur truc, c’est la farce. Ils ont beaucoup œuvré dedans pendant deux décennies. Et justement, avec THERE’S SOMETHING ABOUT MARY ils avaient réussi à se faire un nom, puisque le film avait très bien fonctionné, et représentait une sorte de nouveau souffle pour la comédie populaire. Malheureusement, ils n’ont jamais retrouvé ce succès, et il faut bien avouer que d’année en année leur cote s’est progressivement affaiblie. Si bien qu’aujourd’hui leur chemin se sépare et chacun s’en va explorer le cinématographe en solo.

 

               Peter a choisi d’aborder la ségrégation dans le sud des Etats-Unis, quelques temps avant que les lois Jim Crow ne prennent fin. Son film est un road movie au cours duquel un blanc est payé pour être le chauffeur d’un noir pendant 8 semaines. Ce qui est l’occasion de dresser un tableau de la ségrégation en vigueur dans cette partie du pays, réputée pour être la plus féroce. Et alors là… Passer de la farce à une thématique si forte, rien que ça… Eh bien, moi ça me plaît bien. Alors qu’il s’était spécialisé dans un domaine très particulier, non seulement pendant vingt ans, mais qui plus est en binôme, Peter Farrelly change du tout au tout son fusil d’épaule. Là, c’est vraiment culotté, comme dirait Yannick Noah en Sloggi. Imaginez la croix et la bannière que cela a dû être pour lui, d’imposer ce changement de cap face à des producteurs ! Ce ne serait pas étonnant qu’il se soit fait rire au nez et claquer quelques portes au menton. Mais il y est quand même parvenu. A moins qu’en Amérique les étiquettes ne soient pas aussi difficiles à retourner qu’en France. Chez nous, il est extrêmement difficile de sortir de la catégorie dans laquelle vous êtes catalogués. En tout cas, Peter Farrelly dirigeant GREEN BOOK, je ne vois absolument pas pourquoi cela serait sujet à préjugés. J’ai toujours pensé que les réalisateurs envisageaient leur métier exactement de la même manière que les acteurs. Quand il apprend son métier, un comédien apprend à jouer, il n’apprend pas un genre. Il apprend une technique, dont les composantes peuvent varier d’un genre à l’autre, et parfois d’un auteur à l’autre. Par la suite, s’il n’œuvre que dans un seul genre c’est uniquement par choix. Prenons l’exemple de Bourvil et Louis de Funès, deux grands acteurs de comédie. Le premier a énormément tourné de comédies, mais il a aussi accepté pas mal de rôles dramatiques ; il excellait dans les deux. De Funès, lui, a choisi sciemment de n’opter que pour le comique. On est acteur avant d’être comique. Ou spécialisé dans un autre genre. Mais le comique est l’exemple idéal car nous avons souvent l’impression que certains ne voient que des comiques et pas des acteurs. Ils les cataloguent et puis ils s’extasient quand, tout à coup, certains changent de registre. Comme s’ils n’étaient pas capables de jouer autre chose. C’est l’effet Coluche dans TCHAO PANTIN (où sa composition est très bonne mais pas aussi extraordinaire qu’on a pu l’écrire, même malgré son César). Eh bien pour les réalisateurs c’est exactement pareil. L’aptitude prime sur la spécificité. C’est bien pour cela que Peter Farrelly a la réalisation de GREEN BOOK, sur le papier ce n’est pas plus aberrant que Benoît Poelvoorde dans ENTRE SES MAINS.

 

               Autant vous l’avouer tout de go, les films des frères Farrelly ne me font pas rire. Ce n’est pas mon humour, ce n’est pas mon cinéma, ce n’est pas ma came. Aussi suis-je curieux de voir comment Peter est parvenu à se désolidariser de Bobby, vu qu’il prétend se frotter au dossier épineux du racisme systémique, qui gangrène encore aujourd’hui l’Histoire des Etats-Unis. Pas facile à aborder d’autant que le problème est régulièrement exposé au cinéma de manière plus ou moins réussie, et je dirais « plus » dernièrement avec les formidables O.J. : MADE IN AMERICA, 13TH, I AM NOT YOUR NEGRO, DEAR WHITE PEOPLE et cette année BLACKKKLANSMAN. Il a tout de même eu sa chance, le Peter, alors allons-y, parlons du film, nous allons voir qu’il ne s’est pas complètement renié, et qu’il ne prétend pas forcément s’intéresser à ce qui excite nos pupilles au premier abord.

 

               GREEN BOOK est une histoire qui nous est racontée par le prisme de Viggo Mortensen. Il campe un italo-américain qui doit conduire Mahershala Ali de ville en ville. Celui-ci est un pianiste de renommée qui doit donner toute une série de concerts. Alors ça commence en bonne et due forme. Présentation des personnages. Exposition de l’enjeu. Deal. Et allez, hop ! Nous voilà partis pour un long périple à condition que Viggo soit revenu à Noël pour passer les fêtes en famille. Tout ce début aurait pu aller beaucoup plus vite mais Peter Farrelly prend le soin de s’attarder sur ses personnages et principalement sur celui joué par Viggo Mortensen. Au Copacabana, c’est le videur chargé de mettre dehors les indésirables. Sauf que c’est un malin, le Viggo. Au vestiaire, il obtient que la jeune femme qui s’en occupe lui remette le chapeau du chef de la mafia locale. Plus tard, il le remettra à son propriétaire qui l’avait cherché partout, refusant que celui-ci le récompense financièrement pour finalement mieux accepter. Rusé comme un goupil. Un vrai débrouillard, quoi. Faut dire qu’il a une famille à nourrir et que l’argent est le nerf de la guerre. Or, le Copacabana va fermer et il va bien lui falloir trouver de l’argent par d’autres moyens. Pourtant, ce n’est pas le genre à tremper dans les affaires louches. Honnête autant que faire se peut, homme de parole, père et mari aimant, il ne se gêne cependant pas pour mettre à la poubelle deux verres dans lesquels des ouvriers noirs avaient bu après être venu faire quelques réparations chez lui. Il n’en faudrait pas plus pour crier au raciste. Mais ce ne serait pas tout à fait juste. D’abord parce qu’il existe plusieurs strates de racisme, et puis surtout parce qu’il l’est tout autant que peut l’être Louis de Funès dans LES AVENTURES DE RABBI JACOB. Il est avant tout mu par des préjugés sociétaux. En fait, comme souvent, il est totalement étranger à la culture afro-américaine et n’y comprend rien (à quelques exceptions musicales près). Alors son système de protection revêt la forme d’une espèce de principe de précaution : il ne prend aucun risque. Ceci étant posé, le film va pouvoir s’ouvrir à nous et son enjeu nous être révélé.

 

Il était nécessaire d’informer le spectateur de tous ces éléments puisque la personne qu’il doit conduire est noire. Mahershala Ali campe ce virtuose du piano avec un recul et une hauteur qui pourraient le faire passer pour méprisant et dédaigneux. Là encore, ce n’est pas tout à fait correct, et contrairement à Viggo Mortensen, il gardera son ambiguïté quasiment jusqu’au bout. Ce qui est sûr c’est que ses allures snobs, sa dégaine tirée à quatre épingles, son vocabulaire recherché, tout chez lui s’oppose aux manières de son prolétaire de chauffeur qui est rustre, bas de plafond et sans gêne. Le conflit de classes va pouvoir s’amorcer.

 

Viggo est chargé de conduire Mahershala dans certaines villes, mais aussi de veiller sur lui pour qu’il ne lui arrive rien. Ça tombien puisqu’il a les qualités nécessaires pour mener à bien sa mission, et conduire un Noir à travers les Etats les plus ségrégationnistes de l’époque ne l’effraie pas. Pour l’aider, on lui remet le livre qui donne son nom au film et qui a véritablement été publié chaque année de 1936 à 1966. Il s’agit de « The negro motorist green book », un manuel qui compilait les endroits où pouvaient dormir et manger les afro-américains, sans risquer de se faire molester. Pour Viggo, pas de problème, il dormira dans les hôtels réservés aux Blancs. Ambiance.

 

Bon, en fait, cette petite virée au pays des racistes, tu sens qu’elle va charrier son lot habituel de morale déjà toute acquise à la cause. Evidemment, la discrimination ce n’est pas sympa-sympa, à cette époque ce que vivaient les Noirs ce n’était vraiment pas cool, mais finalement, aussi différents puissions-nous être, au fond, nous sommes tous pareils, parce qu’on a tous besoin de la même chose, un peu d’amour et de bienveillance. Oui, nous voyons très nettement arriver le cortège et toute sa panoplie. Même qu’il y a un petit peu plus dans la balance. Je laisse ?

 

               Lorsque le film démarre, la route n’est pas encore au programme mais elle est déjà toute tracée. Evidemment, tout sent un peu le décorum des années 60. Les décorateurs et costumiers ne parviennent pas à faire oublier l’effet « défilé de mode ». C’est assez propre et lisse. Narrativement, nous sommes dans du linéaire pur jus. Les faits s’emboîtent chronologiquement. Les pièces du puzzle se mettent en place avec logique et coordination. C’est ce qu’on appelle du travail bien fait, et parce qu’il est trop bien fait il en devient scolaire. Tout cela donne l’impression d’un film bien trop produit, je veux dire par là qu’il est très perceptible que la production a extrêmement bien verrouillé tous les aspects du film en amont, et qu’une fois le tournage arrivé, le film est déjà figé. C’est bien là le problème. Peter Farrelly ne parvient pas à faire mieux que de filmer autre chose que son scénario. Vous me direz que c’est déjà pas mal. C’est vrai. Et c’est ce qui fait que nous sommes plein d’attentes, sans qu’elles ne soient comblées. Il manque de petites aspérités, des saillies libératrices, quelques fulgurances pour dynamiter le récit, des appels d’air capables donner du relief et par-là d’insuffler un style plus personnel. Et la première résultante de tout cela est une manière de filmer assez banale et anonyme. Notons tout de même l’effort fait sur la photographie, le travail sur la direction d’acteurs ou le montage, nous allons y revenir. Autant la folie humoristique qui caractérisait les films que Peter réalisait avec son frère, en faisait leur touche tout à fait reconnaissable, autant GREEN BOOK manque de folie de mise en scène. Pourquoi pas de cadres un peu inattendus, d’ellipses fofolles, d’ambiances plus tranchées ? Le film reste sage, et sombre petit à petit vers un consensuel de bon aloi. Difficile, dès lors, de rendre compte de l’horreur du ségrégationnisme qu’ils traversent. L’homosexualité de Mahershala Ali semble aussi abordée de manière obligatoire. Etant donné qu’il s’agit d’une composante importante de la vie du Dr. Don Shirley, cela nous donne l’impression que les producteurs l’ont traité comme un passage obligé, craignant de se voir reprocher son absence du scénario le cas échéant. Il n’empêche qu’elle ne fait l’objet sue d’une seule séquence, comme s’il était inconfortable de mêler cette donnée à d’autres moments de l’histoire. En fait, chaque sujet qui prête à caution est relégué au second plan, montré sans être traité, pour essayer de ménager un maximum de spectateurs. Néanmoins, il convient d’opposer à ce que nous venons d’exposer, une scène assez belle et touchante concernant la ségrégation de cette époque. Elle se situe au moment où les deux hommes sont en voiture et passent non loin d’un champ où s’affairent des travailleurs Noirs. Ces derniers s’arrêtent un temps et regardent Mahershala toujours aussi bien habillé, assis à l’arrière de sa voiture. Lui-même tourne la tête vers eux. Rien ne se dit et pourtant il passe dans ces regards des échanges à la fois opposés et si proches, qu’ils offrent une respiration bienvenue, mais malheureusement bien trop rare dans ce film.

 

               Il est difficile d’exiger de Peter Farrelly qu’il traite le racisme sous le même aspect que Steve McQueen avait pu aborder l’esclavagisme dans 12 YEARS A SLAVE, c’est-à-dire sous son aspect le plus abject, pour la simple et bonne raison que ce n’est pas le sujet du film. Tout au plus la toile de fond. En fait, ce à quoi nous convie Peter Farrelly c’est à une comédie. Il est là l’héritage de toute première période de cinéaste. Mais pas en convoquant la farce ou le mauvais goût de ses précédents films. Ici, il s’agit d’un humour plus conventionnel, moins délirant, plus subtil (sic !) Et je dois dire que ça fonctionne très bien. Ce qui est tout à fait normal car Farrelly joue sur le plus important levier de mise en scène qui soit : le montage. La comédie passe par les acteurs et l’écriture à nombreuse reprises, mais dès qu’il peut user d’un effet comique généré par le montage, il ne s’en prive pas. Très bien vu, amigo. C’est ainsi que des gags fonctionnant par ellipses agissent par décrochages temporels. Dans un premier temps, le gag se met en place, puis, par un effet de montage, la conséquence du gag crée le rire. Peter Farrelly use de ce procédé tout au long du film, en y ajoutant des différences de conception. Parfois, le gag est oral et l’ellipse sert juste à montrer sa conséquence visuelle. Ce rôle de marqueur temporel crée ces petits soubresauts dont nous parlions juste avant, ceux qui amènent les différences de rythme, le léger relief qui empêche le film de sombrer dans la monotonie. C’est extrêmement plaisant et joyeusement rafraichissant.

 

Outre cela, nous l’avons dit, le comique du film s’appuie aussi sur les deux protagonistes qui livrent une partition plus que convaincante.

 

Viggo Mortensen est une fois de plus impeccable. Voilà un comédien aux multiples facettes qui est tout aussi bien crédible en espagnol (ALATRISTE) ou en autrichien (A DANGEROUS METHOD) qu’en italo-américain ici-même. Pour ce faire, il a bien sûr adopté l’accent ad hoc, mais il a également travaillé ses gestes, ses attitudes, ses postures, tout ce qui donne une note plus méditerranéenne à son caractère. C’est absolument exquis de le voir parler avec ses mains, par une chorégraphie tout à fait consciente, qui fait de son approche un véritable travail d’orfèvre. Regardez aussi ce qu’il fait lors de sa première rencontre avec Mahershala Ali. Alors qu’il attend ce dernier, il s’assoit et toute sa gestuelle finement dentelée, est autant d’indications qui ne sont certainement pas issues du scénario mais bien nées de la force de proposition de Mortensen, et qui définissent de manière non verbale le caractère du personnage et le milieu social duquel il est issu. Rien que ça. Et en plus c’est drôle ! Registre dans lequel nous n’avons pas l’habitude de le voir évoluer. Son sens de la comédie associé à sa composition qui esquive le surjeu, imposent une drôlerie savoureuse. Qui plus est, en dehors des standards et des tics que nous retrouvons de comique en comique. Non, Mortensen, lui, amène ses propres figures personnelles de comique, ne cédant à aucune facilité, ne condamnant jamais les défauts de son personnage, et ce malgré son apparente rusticité. Mais ce n’est pas tout. Pour ce rôle de morfale, il a pris du poids et apparaît à l’écran bouffi de 10 à 15 kilos (à vue de nez). Beaucoup d’acteurs n’auraient accordé à cette donnée qu’une fonction informative sur le personnage, mais Mortensen s’en est emparé avec délice, pour en faire une composante majeure de sa bouffonnerie. La manière dont il mange et la manière dont il parle de la nourriture sont autant de détails dont la générosité crée l’empathie pour le personnage. En d’autres mots, c’est une manière de montrer le versant positif de Tony Lip lorsque le scénario commence par en exposer le versant négatif. Chapeau, l’artiste ! Comment se fait-il donc qu’il n’ait pas plus exploité son talent comique auparavant ? En tout cas, bravo à Peter Farrelly pour avoir pensé à lui (et insisté, puisque Mortensen avait rejeté l’offre en premier lieu).

 

Face à lui, Mahershala Ali campe un musicien révéré tout en réserve. Lui aussi fait de la précision une arme redoutable pour sa composition de personnage. Plus opaque, il est en accord avec l’indéhiscence du film qui ne livre que par petites touches ses vérités cachées. Nous avons vu que Peter Farrelly a gommé le ton de la farce, mais il en a gardé un élément constitutif qu’il a édifié comme principe fondateur dans le rapport de ces deux hommes. Plus précisément, leur duo fonctionne sur le principe de l’auguste et du clown blanc. Dans le rôle le plus ingrat, Mahershala mise sur la délicatesse et la préciosité comme autant de carcans qui enferment, à l’instar de la méconnaissance que déploie Viggo Mortensen. Même si sa grande justesse est une des forces inébranlables de son personnage, nous avons pourtant trouvé que sa composition tombait dans la caricature lors des purs moments de comédie (la scène de dégustation du poulet frit). Mais assurément, leur complémentarité est l’atout majeur sur lequel mise Peter Farrelly pour faire de GREEN BOOK un réel produit d’entertainment.

 

Ne terminons pas sans mentionner Linda Cardellini, la délicieuse adolescente de la non moins sublime série avortée « Freaks & geeks », dont la présence n’a aujourd’hui plus rien de pubère. Là encore très bien dirigée, elle donne du corps à un personnage secondaire qui doit être suffisamment fort lors de ses brèves apparitions. Elle est un soutien solide et agréable à retrouver.

 

               Arrivés à ce stade, les copains, vous vous dites que nous vous avons parlé de beaucoup de choses sur le film et que, finalement, vous avez l’impression de ne pas en savoir grand-chose. Pour tout vous dire, c’est à peu près équivalent à ce que nous avons ressenti au fur et à mesure de la projection.

 

Il est très difficile de savoir si Peter Farrelly nous abreuve de fausses pistes pour nous emmener vers une conclusion en forme de trompe l’œil, ou s’il manœuvre en s’approchant de diverses considérations sans en faire l’arche de sa démonstration parce qu’il n’a ni les compétences de les traiter ni l’envie. Et forcément, si l’on pense que ce n’est rien de de tout cela, c’est forcément un peu des deux.

 

Lorsque le film fixe l’enjeu de la rencontre entre les deux personnages principaux, il est clair que le road movie va s’axer autour des concerts de l’artiste et de la dextérité de Viggo Mortensen à faire en sorte que Mahershala Ali arrive en temps et en heure. Mais, très vite, toute cette problématique devient sans intérêt. Les quelques faits énoncés au début du film prennent alors tout leur sens en s’ajoutant aux interrogations qui tournent autour de la question raciale. A présent, c’est le positionnement vis-à-vis des problèmes de la ségrégation et du racisme qui prennent le pas et innervent le film. Mais toujours en surface, jamais de manière déplaisante ou choquante pour le public. A la manière de petits constats qui émaillent le métrage. En refusant de fouiller plus avant la thématique, GREEN BOOK évite autant qu’il peut toute démonstration, toute dénonciation, tout rapport de force. Alors, il apparaît que Peter Farrelly se contente de dépeindre une société à un moment de son Histoire, que les différents lieux, les différentes rencontres, les différents échanges entre tous les personnages sont placés comme des bribes de témoignages. Jusqu’à ce que tout cela converge vers nos deux protagonistes et que GREEN BOOK se révèle finalement être tout simplement un buddy movie. Exit toute comparaison avec DRIVING MISS DAISY, la finalité n’est clairement pas la même. GREEN BOOK serait plus proche du TRAINS, PLANES & AUTOMOBILES du grand John Hughes. Ou comment deux hommes que tout sépare vont s’apprivoiser et apprendre l’un de l’autre, jusqu’à s’apercevoir qu’ils sont plus proches qu’ils ne le croyaient. C’est beau l’amitié, sortez les violons, et ne laisse pas traîner ton fils, si tu ne veux pas qu’il glisse. Pas vraiment original, et même un peu trop naïf aux entournures. A l’image de cette dernière séquence digne d’un Ron Howard, imprégnée de bons sentiments mielleux et d’une happy end débile, qui laisse un arrière-goût de candeur suprême. A défaut de pouvoir mettre les mains dans le cambouis, le tableau que dresse le réalisateur permet d’établir une comparaison avec le racisme d’aujourd’hui. Lorsqu’il s’attache à des faits concrets, il désigne nettement l’évolution que connaîtra le pays (même si, vous l’avez compris, l’action prend place aux Etats-Unis pour dire qu’elle se passe un peu partout dans le monde). Encore une fois, c’est un peu comme si Farrelly ne montrait qu’un côté de la médaille, comme s’il pouvait être rassurant de se dire que, dans la forme, le peuple Noir est loin de ce qu’il pouvait vivre dans les années 60. Mais dans le fond ?... Hein ?... Dans le fond, camarade ?... Eh bien, malgré tout cela, la convergence de tous ces points amène à la conclusion que ce livre vert, c’est peut-être bien Viggo Mortensen lui-même. Peut-être bien que Peter Farrelly a emprunté toutes ces voies pour parvenir à ce constat amer qui rend révoltant l’existence d’un tel ouvrage, mais dont il faut pourtant reconnaître l’utilité salvatrice.

 

Le film de Peter Farrelly est donc une sorte patchwork pas désagréable à suivre, et même plutôt amusant, mais trop soucieux de ne fâcher personne et de rassembler tout le monde (ce qui est bien évidemment contre-productif). Farrelly peine à entrer dans le corps des choses et passe même littéralement à côté de la quête initiale. Alors qu’au début il tente de nous faire croire que le dessein de ce voyage est de mener à bien une série de concerts, c’est vers la fin que nous apprenons que ce périple a un but bien précis. Par deux fois ce sont les musiciens accompagnateurs de Mahershala Ali qui balancent la patate chaude. La première fois ils en informent Viggo Mortensen, la seconde ils lui expliquent. C’est par ce genre de maladresse que GREEN BOOK s’enfonce dans un didactisme inutile, qui explique au spectateur une chose que son intellect lui permet parfaitement de déduire. Voilà un beau cas d’école ! Là où les producteurs, les scénaristes, les réalisateurs craindront toujours ne pas être assez clairs, assez compréhensibles, le spectateur, lui, détestera toujours qu’on le prenne par la main, comme un enfant qu’on aide à traverser la route. Ce qu’il veut c’est avoir un coup d’avance !

 

               GREEN BOOK est échafaudé de manière à pouvoir panser les plaies. D’une part il est censé pouvoir rassurer le Noir en lui prouvant que le Blanc peut se défaire de son racisme, et d’autre part, il débarrasse le Blanc de toute culpabilisation en valorisant le pouvoir vertueux de sa rédemption. Evidemment, il n’y a qu’un seul gagnant dans l’affaire.

 

Cette vision conservatrice peut tout à fait se rapprocher du DRIVING MISS DAISY de 1989. Lors de la cérémonie des oscars, l’année suivante, il gagna l’oscar du meilleur film. Au même moment, un autre film abordait de front la même problématique, de manière plus responsable et en mettant le doigt sur les vrais problèmes, le tout sans sacrifier à la fiction. Il s’agit de DO THE RIGHT THING de Spike Lee. Il ne fut même pas nominé à l’oscar. Il est étonnant de constater que Bruce Beresford n’a réalisé depuis que des films mineurs, et Spike Lee, même si la verve revendicatrice de ses débuts a muté, continue à exercer son regard critique et acerbe. Il a notamment réalisé l’un des films les plus chouettes de cette année : BLANKKKLANSMAN, qui recense pas mal de similitudes avec GREEN BOOK. Les nominations pour les oscars 2019 n’ayant pas encore eu lieu, il pourrait être intéressant de suivre la cérémonie pour vérifier si le fossé s’est réduit ou a continué à se creuser depuis 1990, et par là même depuis la ségrégation. Néanmoins, sans attendre cette manifestation, le seul GREEN BOOK nous permet de tirer certaines conclusions d’une manière de procéder encore trop vivace.

 

Les films qui osent aborder le racisme à travers les yeux d’un Noir sont encore trop peu nombreux. Encore aujourd’hui, lorsque c’est un Blanc qui est détenteur de l’histoire, ceux qui sont persécutés sont relégués au second plan. C’est le cas dans GREEN BOOK. Et Mahershala Ali n’est nominé qu’en tant que second rôle aux Golden Globes ! Sous couvert de bons sentiments et d’une morale non objectable, chaque film fait mine de traiter de la discrimination alors qu’en fait il se concentre sur la rédemption du Blanc. Les exemples sont légion : LOVE FIELD, THE HELP, CORRINA, CORRINA, SELMA, THE BLIND SIDE, AMISTAD, HIDDEN FIGURES, THE GREEN MILE, FREEDOM WRITERS, BLOOD DIAMOND… Le Blanc garde le beau rôle et n’a pas à souffrir d’une supposée ascendance que pourrait prendre le Noir sur lui. Et même quand il ne s’agit que de symbolique, cela reste quand même une forme de discrimination. Aujourd’hui, le racisme a changé. C’est fini l’image du Noir qui se fait lyncher en public. Ce n’est plus ça le racisme. L’image est devenue trop identifiable. Attention, je ne dis pas que cela n’existe plus, mais celui qui fait ça est trop stupide pour ne pas avoir accès aux nouvelles formes d’oppression, celles qui sont drapées de manteaux plus sournois, plus insidieux. Ce qui reste pérenne c’est non seulement la représentation du Noir qui subit l’humiliation (bon, ça, c’est inhérent à l’histoire, on ne va tout de même pas interdire certains sujets), mais qui, en plus, doit s’en contenter car il n’y a pas d’autre solution que de souffrir. Soit le fameux « There is no alternative » de Margaret Thatcher. Eh bien cela, en 2018, en 1990, en 1962, c’est inacceptable.

 

Les films sur la réconciliation existaient déjà lors de la ségrégation. THE DEFIANT ONES date de 1958. Et peu importe qu’ils soient de l’ordre du fantasme, de l’arnaque ou de la provocation, à part ceux de Spike Lee (et encore cela peut aussi s’expliquer par les évènements que traversaient les Etats-Unis à une certaine époque), ils sont peu nombreux à avoir allumé des mèches. Probablement parce qu’en désignant des coupables on ne crée pas d’union, on crée de la rancœur. Mais la vérité c’est que le véritable ennemi du Noir, ce n’est pas le Blanc, c’est le système lui-même. Un système assez peu contraignant somme toute. Il n’a rien contre ceux qui s’amusent de lui ou qui le dénoncent. Au contraire même, cela le nourrit. La seule chose qui le contrarie, c’est qu’on se lève contre lui, qu’on le remette en question, qu’on le combatte pour le renverser. Et il fonde toute sa détermination à vous rendre impuissants à engager ce type d’actions. Alors une comédie avec la ségrégation en toile au fond, c’est le premier acte d’une impossibilité à penser la situation, à élaborer une critique du système. S’attaquer au racisme c’est, au mieux, pousser à s’indigner, à trouver cela révoltant. Mais ça, peu lui importe au système. Il s’en moque royalement puisque ça ne lui fait aucun tort. Nous voyons bien qu’il va même jusqu’à adouber ceux qui le balancent. L’eau glisse, la caravane passe. Et par conséquent, il sera toujours plus facile de le pointer du doigt que de le faire vaciller, et vous aurez même le public pour vous soutenir. Dans ces conditions, nous continuerons malheureusement à avoir encore et encore des films comme GREEN BOOK.

9 décembre 2018 7 09 /12 /décembre /2018 01:05

ALLUMER LE FEU

 

               Je n’avais pas prévu d’aller voir SAUVER OU PERIR. D’habitude je fais en sorte que rien ne me parvienne des films que j’ambitionne d’aller voir en salles. (Notez que « rien » équivaut ici au plus petit des possibles, car il est bien difficile d’arriver totalement vierge devant un film. Ce n’est pas parce qu’on est vierge qu’on n’a pas joué à touche-pipi avant.) C’est encore le meilleur moyen de ne rien attendre et, à fortiori, d’être surpris. La virginité des choses a cela de formidable qu’elle vous fait découvrir des univers insoupçonnés. Mais là, comme je n’avais pas prévu, de vagues échos résonnaient malgré moi dans mon subconscient, bien avant que je ne fisse le choix de SAUVER OU PERIR. Je savais donc pour Pierre Niney et Anaïs Demoustier, je savais pour la brigade des sapeurs-pompiers, je savais pour l’accident, je savais pour les brûlures au troisième degré, je savais pour le rôle à César, je savais pour le chemin de la reconstruction et je savais très bien que je pourrais écrire tout cela sans vous spoiler quoi que ce soit, puisque c’est déjà bêtement annoncé un peu partout, de la bande-annonce à la presse la plus spécialisée. Et ce n’est d’ailleurs pas vraiment la faute des médias, mais de la mise en production qui demande toujours un pitch qui en dise long sans rien dévoiler d’essentiel. Comme quoi, ce n’est pas toujours possible et souhaitable, mais c’est une autre histoire comme disait le poète-clown.

 

Je savais donc tout cela et c’est bien pour ces raisons que je n’avais nullement l’intention de me mêler à ce public. Déjà, je n’avais que moyennement apprécié le précédent long métrage de Frédéric Tellier (L’AFFAIRE SK1) qui fonctionnait mollement (il y aurait là un bon jeu de mots à faire avec DSK mais je ne m’abaisserai pas jusque-là). Or, il faut savoir remettre son ouvrage sur le métier et ne pas dire fontaine, puisque la raison du plus fort est toujours la meilleure. Malgré les multiples indices parsemés nous faisant craindre le pire, nous n’écoutons que notre petite voix professionnelle qui nous conseille d’aller vérifier sur pièces pour confirmer notre première intuition qu’il faut toujours suivre. Ça, ce n’est pas du professionnalisme, c’est de l’expérience. Sauf qu’une fois par décennie, notre intuition se trompe. C’est ce qu’on appelle l’exception qui confirme la règle. Et cela fait bien longtemps que ça ne s’est pas produit.

 

JE BRULE DE PARTOUT

 

               Ça démarre sans préliminaires. Le vif de l’action et le drame en direct. La vie de sapeur-pompier, ce n’est pas facile tous les jours. Voilà ce qui ressort des premières scènes censées nous présenter Pierre Niney à travers son métier. Parfois, il sauve des vies le jeune homme, parfois pas. Il prend des initiatives, il console, il a le bon geste, il a les mots justes, il y croit jusqu’au bout, et bien sûr, tout drame l’affecte. A la vie, c’est pareil. Il cultive ses gros bras, il sait faire preuve d’humour, il a de l’empathie, il va de l’avant, il comble sa femme, c’est le gendre parfait. Ses collègues le révèrent et il aspire à de plus hautes responsabilités. S’il participe à un match de football, c’est bien évidemment lui qui inscrit le but. Bref, tout le monde l’aime et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Drôle de peinture de la réalité pour un film qui se veut réaliste. Car c’est ainsi que filme Frédéric Tellier. Tout est un peu brut de décoffrage. De la première scène qui nous plonge en plein milieu d’une séquence de réanimation, en passant par des moments de joie issus de la traditionnelle fête du 14 juillet dans la caserne des sapeurs-pompiers. C’est plutôt bien mené et assez plaisant. Pas vraiment emballant, mais cela se suit gentiment, en attendant que le bourreau fasse son œuvre et que Pierre Niney brûle de tous feux. Frédéric Tellier use d’un montage assez sec qui permet de passer d’une séquence à l’autre sans s‘appesantir. Cela lui permet de passer en revue de manière assez dynamique les différentes énumérations qui tiennent lieu d’exposition. Et ce n’est pas fini. Ça travaille joliment par ellipses. Généralement, le temps qui passe s’inscrit à l’écran par des cartons explicatifs : « Le lendemain », « Deux ans plus tard », « Pendant ce temps, à Véra Cruz »… Tellier fait l’économie de cet effet, ce qui est toujours une bonne chose. La saccade crée la surprise. Le spectateur aimera toujours avoir un temps d’avance sur l’action ou les personnages. Bien vu.

 

C’est grâce à ce dispositif assez simple mais savamment dosé que cette première partie reste alerte sans emporter complètement l’adhésion, mais elle a le mérite de poser les choses et de capter l’attention. Sans cela, le film aurait vite fait de tomber dans un esprit téléfilm de l’après-midi (comprenne qui pourra, n’ayant plus la télévision, je ne suis même plus certain qu’elle diffuse encore des téléfilms à ce moment de la journée). Il convient de s’attarder sur cette première partie (qui est en fait un prologue) car elle donne un ton, une humeur que l’on sait condamnée à l’avance. Le film énonce ici le grand principe de la brisure : l’après contre l’avant. C’est-à-dire confronter deux parties totalement opposées, chacune aux antipodes par leur dynamique ; montrer par contraste ce qui a été perdu et qui ne se retrouvera jamais. Bon. Finalement, pas grand-chose de neuf sous les sunlights, parce que pour faire mieux que THE DEER HUNTER, il va falloir se lever matin !

 

               Donc, jusque-là SAUVER OU PERIR se suit allègrement sans enthousiasme dévergondé. La curiosité est piquée, l’excitation ne demande qu’à monter, et on se dit que l’envol peut dynamiter ces quelques promesses. Mais tout cela va se gâter après le moment qui va faire basculer la vie de Pierre Niney. Et il va nous falloir revenir sur ce début de film pour s’apercevoir qu’il contenait déjà les prémices de son renoncement. C’est bien simple, à partir du moment où Niney s’enflamme, le film prend l’eau et refuse de trouver son salut par la mise en scène. Par le procédé décrit précédemment de confrontation des parties, Frédéric Tellier oppose la mise en place d’un schéma tactique à l’absence de schéma tactique. Et il pense avoir une très bonne raison pour cela, nous le verrons un peu plus loin.

 

A bien y regarder, les maladresses se sont multipliées dès l’ouverture du film. Le réalisateur, nous l’avons dit, s’emploie à suivre le personnage interprété par Pierre Niney dans son quotidien, qu’il soit professionnel ou sentimental. Au lieu de poser un œil extérieur et d’uniquement rendre compte d’une réalité, il fait ce que font la plupart des réalisateurs qui utilisent le même procédé : il scénarise chaque séquence. Eh bien, ça, c’est ce qu’on appelle le cinéma de papa. Un cinéma daté, qui reprend des recettes éculées, loin des canons contemporains. Un besoin de créer de la microémotion ou des épiphénomènes là où il n’y en a pas besoin, du spectaculaire là où ce n’est pas nécessaire. C’est vu, vu, vu et revu. Non seulement c’est sans originalité mais c’est sans surprise. Convenu jusqu’au cliché. C’est tout l’opposé du travail d’Ulrich Seidl, pour ceux à qui cela dit quelque chose. Et pour ceux qui ne connaissent pas, n’hésitez pas à le découvrir vous comprendrez ce qu’est une approche moderne des faits. Qu’il réalise des documentaires n’étant en rien objectable. Gardons l’exemple de la toute première scène puisque nous la mentionnons précédemment. Pierre Niney réanime une dame âgée, et l’instant d’après il se retrouve à rassurer son mari. Comprenez bien qu’il y a là une utilité à scénariser tout ceci. Elle est issue d’une volonté d’attendrir et d’émouvoir. Suivez mon regard, clin d’œil, coude-coude.

 

Discernons ensuite un second faux pas : la prévisibilité du scénario par effet d’annonce. Et alors là, je rebondis sur ce que je disais en tout début d’article, assumant de dévoiler les différents moments charnières du film puisque celui-ci n’hésite pas à s’autospoiler durant tout le début. SAUVER OU PERIR n’a de cesse d’annoncer la grande catastrophe à venir. L’un des collègues de Pierre Niney (Vincent Rottiers) chute d’un toit lors d’une intervention. Trauma crânien. Direction l’hôpital. Comment l’apprend-on ? Par un coup de téléphone destiné à Pierre Niney. Le métier de sapeur-pompier c’est vachement périlleux, copain, le danger rode, tu vois bien, et c’est Pierre Niney qui est en ligne de mire. Ben voyons ! Tout en pastel ! Un peu plus tard, toute référence au feu est une alerte anxiogène qui nous prévient qu’il va se passer quelque chose d’important. De très important. Gyrophares allumés, panneaux fluorescents en tête de gondole, clignotants à tous les étages. Et si nous n’avons pas compris, la musique souligne avec forces accents tragiques le drame qui s’ourdit. Mêmes causes, mêmes effets, même utilité. La première lame soulève le poil, la deuxième arrache la peau. Nous l’allons voir à l’instant.

 

CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCEE

 

               C’est maintenant qu’intervient Pierre Niney tout feu, tout flamme. Vous l’aurez compris, Niney il s’entraîne tous les jours, il est meilleur en tout, mais la première fois qu’il a affaire au feu, il fait office de méchoui. Ce n’est vraiment pas de veine ! D’abord, le réalisateur tue tout suspense dans l’œuf puisqu’il annonce une nouvelle fois le drame. Avant que l’inévitable advienne, Frédéric Tellier suit la petite équipe de sapeurs-pompiers qui arrive sur les lieux. On prend bien soin de les avertir que le feu il est vraiment terrible. Non mais terrible de chez terrible, mec ! Déjà des gros gaillards ont failli y laisser leur gaillardise. On en voit même certains cracher leurs poumons avec des mines de petites filles qui viennent de voir le loup. C’est dire que ce n’est pas juste un petit barbecue qui a mal pris, mais que c’est déjà du bel incendie de force 4 sur l’échelle d’Héphaïstos. Apparemment, même la Torche Humaine des 4 Fantastiques n’est pas venue sur les lieux par peur d’y laisser des étincelles. Mais Niney, lui, il n’a pas vu LA TOUR INFERNALE et il se jette à corps perdu dans les flammes. Avec tout ce qu’il peut brasser d’héroïque dans sa manière de gérer la situation. C’est lui qui va sauver ses collègues, qui permet de les évacuer et qui s’en va affronter seul le brasier. Evidemment, nous sommes dans la continuité de ce qui est déjà amorcé et que nous avons défini plus haut. Plus le personnage sera considéré comme héroïque, plus le drame qui l’affectera sera poignant et émouvant. De l’utilité de créer des artéfacts qui n’amènent rien scénaristiquement parlant. Néanmoins cela converge toujours vers le même point, que vous voyez désormais se dessiner et qui va nous occuper lors du dernier acte de notre démonstration.

 

               Dès lors que la vie de Pierre Niney bascule, c’est conséquemment le film qui se lie de concert à son destin. Autrement dit, la disparition de toutes les composantes de la vie de Pierre Niney avant son accident s’accompagne d’une éradication des quelques velléités de mise en scène dont Frédéric Tellier avait fait preuve jusqu’à présent. Comme si cette mise en scène était subordonnée au train de vie du personnage. Ce renoncement est une déception car il signe l’arrêt du film, là où justement Tellier commençait à aborder son sujet.

 

LES GRIFFES DE L’ENNUI

 

A partir du moment où Pierre Niney se prend pour Freddy Krueger, exit l’énergie vivifiante, le montage un peu tendu, les ellipses foudroyantes… Le rythme semble épouser la torpeur du personnage principal, et finit par s’engouffrer dans une revue de scènes d’un conformisme à pleurer. Non seulement le film ne fait preuve d’aucune audace scénaristique, mais il ne nous offre pas non plus d’introspection des personnages. Nous suivons là un parcours bêtement chronologique : accident, hôpital, affres de la famille, réveil de Pierre Niney, découverte de son corps, souffrance, rééducation, parcours du combattant, pause pipi si vous avez besoin vous n’allez rien rater, déprime, retour à la maison, pleurs de la mère, déni, acceptation, vivre avec, regard des autres, rédemption, discours plein d’optimisme, bref, tout y passe. Je veux dire tout ce que nous sommes en droit d’attendre, dans la mesure où nous sommes capables d’imaginer qu’un tel parcours de vie doit à peu près ressembler à ce qui nous est présenté là. Finalement, le scénario de SAUVER OU PERIR c’est vous, c’est moi, c’est tout un chacun qui est capable de l’élaborer, et c’est pour cela que je persiste à affirmer qu’il n’est en rien original et moderne. En 1995, Michael Winterbottom a fait un très chouette film dans lequel Robert Carlyle apprend qu’il souffre de sclérose en plaques (GO NOW, N.D.L.R.) De la même manière, sa vie change radicalement, mais WInterbottom s’occupait ici de traiter plus intensément les circonvolutions intérieures de ses personnages, pour aboutir à des préoccupations beaucoup plus proches des personnes, de la réalité, de la contemporanéité. Et notamment au sujet de la sexualité du couple, ce qui lui permettait d’aborder la cruauté de la situation. Prodigieusement évité dans SAUVER OU PERIR. A force de vouloir préserver ses personnages (dans le but évident de préserver pareillement le spectateur), Tellier s’interdit d’emmener son film sur des rivages plus ténébreux, plus sombres (cruauté, noirceur, inéluctabilité, ambivalence… c’est-à-dire tout ce qui pose question), et donc plus contrastés, plus subtils. C’est bien cela qui fait la modernité de traitement d’un sujet, lorsque qu’on amène chez un personnage une capacité de s’exprimer et d’agir en dehors de ce que la société préconise, ou de l’attitude que chacun attend de la part de ce personnage. Œuvrer selon son propre ressenti, même s’il n’y a pas de quoi être fier, même si c’est bas, même si c’est dur, même si c’est culpabilisant, même si c’est lâche et injuste. Mais dans tous les cas, il y a de fortes chances que ce soit beaucoup plus en rapport avec ce qu’il se passe dans la réalité. Dans SAUVER OU PERIR, c’est parfois abordé mais toujours à bon compte. Je pense notamment à la scène qui se déroule dans un café, où Anaïs Demoustier fait part à Sami Bouajila de son désœuvrement. Eh bien ici comme à chaque fois, c’est immédiatement récupéré pour pencher du côté de la bonne action et des bons sentiments. Car tu comprends, camarade, la vie est une épreuve et chacun doit l’affronter avec courage et bravoure. Et si tu te dis ça tous les matins en te levant, non seulement tu verras que ça va t’aider, mais en plus tu seras récompensé le jour du Jugement Dernier. Voilà à peu près où nous en sommes. C’est d’une naïveté confondante ! Naïveté qui s’exprime jusqu’à la sortie de l’hôpital où tout le personnel encadrant est venu entourer Pierre Niney et lui faire un dernier adieu avec un énorme sourire aux lèvres qui signifie : « T’es sur le bon chemin, gars ! » Eh bien tout cela, c’est encore et toujours une perception ancienne et inconséquente de ce type de sujet. Nous sommes dans une représentation héroïque déconnectée de la réalité, où le politiquement correct prend constamment le dessus et où les bons l’emporteront toujours. Une sorte de vision unique où la simplicité est le mot d’ordre, et l’équivoque n’a pas sa place.

 

De facto, SAUVER OU PERIR se rapproche bigrement d’un western hollywoodien des années 50. J’entends par là que son approche des choses surannée rappelle étrangement cette époque où le western véhiculait ce genre de conceptions, juste avant qu’il ne décline. C’est alors qu’il était parti se renouveler en Italie, trouvant là des personnages plus complexes, parfois plus noirs, des cowboys qui crachaient, qui éructaient, qui n’œuvraient que pour l’argent et non pas pour défendre la veuve et l’orphelin etc. Voilà comment la réalité entrait dans un genre pourtant peu réaliste (j’irais même jusqu’à dire abstrait), et qui lui permit de revenir ensuite aux Etats-Unis chargé de cet historique, pour rompre définitivement avec l’ancien modèle et proposer des œuvres plus nuancées (PAT GARRETT AND BILLY THE KID, SOLDIER BLUE, MCCABE & MRS. MILLER...) Eh bien c’est cette approche désuète (pour ne pas dire pompière) que SAUVER OU PERIR n’arrive à pas dépasser.

 

Voilà donc le principal écueil dans lequel tombent les films qui traitent de la maladie (il s’agit plutôt d’un accident dans SAUVER OU PERIR, mais nous devons les regrouper dans la même catégorie puisque les effets recherchés sont exactement les mêmes). Un des exemples parmi les plus récents est l’ignoblissime LA GUERRE EST DECLAREE de Valérie Donzelli. Mais THE FAULT IN OUR STARS ce n’était guère mieux, et PHILADELPHIA c’était déjà la même chose, mais aussi LOVE STORY, STILL ALICE, BRAIN ON FIRE etc. Grosso modo, le message asséné étant le suivant : « La maladie c’est pas cool » ou : « La mort ça craint ». Tu parles d’une révélation ! Que de la profondeur et de la nuance ! En comparaison, il est intéressant de noter comment David Lynch abordait la thématique dans ELEPHANT MAN, Felix van Groeningen dans THE BROKEN CIRCLE BREAKDOWN, Akira Kurosawa dans IKIRU ou encore Michael Haneke dans AMOUR. Il y a chez eux une manière de décaler la narration qui ferait presque oublier que la maladie est le principal enjeu. Parce qu’en faisant de la mise en scène ils refusent de laisser tout pouvoir à la maladie pour faire pleurer vaille que vaille.

 

(SE) SAUVER OU PERIR

 

               Concrètement, si Frédéric Tellier capitule c’est parce qu’il octroie les pleins pouvoirs à la tragédie, charge à elle d’émouvoir le spectateur. Elle se manifeste par une omniprésence à l’écran, exploitée sous toutes ses coutures (le personnage qui la subit, ses rapports avec sa femme, l’impuissance de sa famille, le regard des uns, la surcompassion des autres etc.) C’est bien là le problème. La surcharge émotionnelle est priée d’innerver tout le film, comme si le réalisateur croyait qu’elle était suffisamment forte pour déclencher à elle seule des réactions lacrymales au cours de chaque séquence. Voilà à quoi en est tenu le spectateur. Tout n’est que recherche de pleurs et d’attendrissement. Sauf que ce n’est pas du boulot, ça ! Evidemment que ce qui arrive à Pierre Niney est triste ! Il faudrait être la dernière des ordures pour ne pas être ému. Mais ni le réalisateur ni le film ne travaille à cela. C’est comme si vous filmiez quelqu’un qui raconte une histoire drôle. Evidemment que le public va rire. Mais c’est la blague qui est drôle, pas la personne. Ici c’est pareil : ce n’est pas le film qui est poignant.

 

Alors, vous me direz que le but d’un film c’est quand même de faire ressentir des émotions aux spectateurs. Alors que ce soit des pleurs ou autre chose… Soit. Encore une fois, je le redis : il faut ne pas avoir de cœur pour ne pas être touché par une telle histoire. Je trouve formidable que certains sortent tout bouleversés de tel film larmoyant. Je trouve ça superbe que d’autres prennent leur pied devant n’importe quel Vin Diesel ou Sylvester Stallone. Et tant mieux si d’autres encore s’emballent après la vision du nouvel HARRY POTTER VS. CASSE-NOISETTE – LE ROYAUME DES RELIQUES DU TEMPS PERDU – PARTIE III : REDEMPTION. Vraiment, je suis sincère quand je l’écris. Le cinéma c’est fait pour cela, et personne n’a le droit de nier vos émotions. Par contre, ce qui me paraît inacceptable c’est la manipulation. Mais pas n’importe laquelle. Avant toute chose, entendons-nous bien, car la manipulation a mauvaise presse. Cependant tout le monde manipule tout le monde, tout le temps. La manipulation c’est faire en sorte qu’une personne agisse de la façon dont elle n’aurait pas agi naturellement. J’ai déjà vu des parents qui voulaient faire entendre raison à un enfant colérique et borné, faire preuve de manipulation. Et à juste titre. Cet enfant voulait traverser sans regarder une route très fréquentée, pour aller jouer de l’autre côté. Personne ne pouvait sérieusement laisser agir ce gamin selon son allant naturel ! Autre exemple : je peux vous assurer que la femme qui partage ma vie actuellement, quand je l’ai rencontrée il y a quelques années, elle n’a pas été attirée naturellement vers moi. J’ai dû m’y prendre à plusieurs reprises pour lui montrer que je méritais toute son attention. Je l’ai manipulée, oui. La séduction c’est de la manipulation. Par contre, je lui ai toujours laissé son libre arbitre. Eh bien, ne faites pas trop les surpris, les copains, car au plus profond de vous, vous le savez : le cinéma aussi c’est de la manipulation. Sur le tournage de JAWS, Steven Spielberg savait très bien qu’une bouteille d’oxygène n’explose pas quand on lui tire dessus, mais il a fait le choix tout à fait conscient d’en mettre une dans la gueule du requin et de terminer son film sur cet effet. Tout est faux et on vous fait croire que c’est vrai. Et quand c’est honnête et sincère, vous savez quoi ? Ça marche !

 

Frédéric Tellier, lui, n’est pas honnête. Il n’est pas honnête parce qu’il ne nous laisse pas notre libre arbitre. Il avait développé une première partie de bonne facture, usant d’une grammaire qui tenait encore les rênes de l’entreprise. Tout cela laissait entrevoir un élan, une énergie qui n’avait pas grand-chose à nous vendre, mais c’était propre et carré, bon sang ! Un cinéma qui pouvait s’apparenter à la dynamique un peu rêche d’un film comme POLISSE, ou à l’efficience du cinéma de Kechiche. Sans en atteindre la dimension, loin de là même, il y avait au moins l’effort d’avoir ce cinéma d’auteur en ligne de mire. Seulement lorsque la vie de Pierre Niney bascule, SAUVER OU PERIR vire du tout au tout. Le rythme se distend, le montage n’impulse plus aucune dynamique, la narration se traîne péniblement, et ce qui est inexcusable par-dessus-tout : la liquidation pure et simple du personnage principal. Puisqu’il lui est impossible d’aller exploiter en profondeur les atermoiements internes de ses personnages, Tellier cède à la facilité et n’a en tête qu’une seule chose : faire chialer dans les chaumières. Je ne lui demande pas d’être Bergman, mais juste de fouiller son sujet, de dresser un portrait psychologique, de s’exprimer de manière artistique, et même s’il n’y arrive pas, ne serait-ce que de tenter ! Soyons justes tout de même, il y a une scène vraiment intéressante (quoiqu’un peu courte) sur le questionnement intérieur des personnages, c’est celle entre Pierre Niney et Anaïs Demoustier qui se déroule sur un pont qui surplombe une gare. Sinon, ce n’est que mine d’enterrement pour lui et doute perpétuel pour elle. Bravo l’évolution des personnages ! Allez faire de la direction d’acteurs avec ce peu de matière ! Ce n’est pas qu’elle soit aux abonnés absents comme tout le reste (la direction d’acteurs), mais plutôt en sous-régime. Et pourtant, en optant pour la sobriété, les comédiens s’en sortent très bien. Pierre Niney mériterait d’avoir plus de chair sur son os, mais sa justesse rend parfaitement sa douleur. Anaïs Demoustier, elle, n’est jamais aussi bien que dans ce genre de rôle qui demande précision et subtilité. Elle hérite d’un personnage complexe, constamment entre deux lignes de conduite. Elle est vraiment d’une grande finesse dans la scène du pont. C’est évidemment comme cela qu’il faut l’employer et non pas comme ceux qui lui demandent extraversion et emphase. Suivez mon regard ou relisez plus haut (un indice vient de s’afficher sur votre écran). D’autres petits rôles sont aussi très bien. Je pense à Elisabeth Commelin ou Vincent Rottiers, même si, comme tous les autres, ils sont bridés voire muselés. Sami Bouajila m’a paru trop sage dans sa composition bien sous tous rapports. C’est l’inconvénient de baigner dans le cliché d’un personnage, cela demande d’avoir un rapport physique en décalage avec celui des mots à jouer. Et ce n’est pas facile.

 

Malgré l’engagement que mettent les comédiens et qui ferait presque illusion, il est impossible d’omettre le manque flagrant de mise en scène. Alors quelle position devient celle de Frédéric Tellier s’il n’occupe plus le fauteuil de réalisateur ? En fait, il s’est relégué à un poste qui n’est pas très reluisant, vous allez le découvrir.

 

               Comme la transition entre la première et la deuxième partie est extrêmement nette et marquée, il n’est pas possible de conclure à un manque de travail ou à un amenuisement d’idées artistiques. Il n’y a donc qu’une autre possibilité : il s’agit d’un choix raisonné. A partir du moment où Frédéric Tellier fait ce choix d’abandonner sa mise en scène, il le fait au profit du mélo le plus crasse, au profit de la larme facile, au profit de la dictature des émotions. Son but annoncé c’est de faire couler un maximum de larmes et de s’en mettre plein les fouilles. C’est la logique du capitalisme. C’est cynique et immoral. C’est dégueulasse.

 

L’exécution du personnage de Pierre Niney dont nous parlions plus haut, synthétise parfaitement comment le réalisateur vend son film au plus offrant. Nous avions là un personnage qui était plein d’entrain, plein de vie, qui se donnait les moyens de réussir et de prouver, et soudainement, toutes ses caractéristiques s’effacent pour ne ressurgir qu’à la toute fin du film. Comment trouver à redire à cela ? Impossible de ne pas trouver juste et crédible ce genre de situation suite à la dépression que subit Pierre Niney. Qui trouverait anormal de ne pas être affecté lorsque son visage est défiguré ? Mais cet état de fait a bon dos. Son utilité est une fois de plus de rester le plus longtemps possible la composante majeure de l’état de Pierre Niney. Plus de souffrance pour plus de larmes. Et le problème c’est qu’il n’y a pas d’alternative possible. Nous l’avons dit, le catalogue des situations que vit Pierre Niney après son retour à la vie n’est qu’une revue exhaustive de tout ce qu’il est possible d’imaginer, un enfilage de perles que tout le monde n’aurait aucun mal à deviner. Pas de surprises. Donc, nous savons parfaitement qu’il n’y aura pas d’échappatoire fatal pour Pierre Niney. C’est évident et limpide. Il est inconcevable qu’il se suicide. La scène de la balance sur le balcon est tout simplement hors de propos, du moins au niveau du suspense qu’elle essaie de faire jaillir. Pire, c’est une scène qui a l’effet inverse de celui qu’elle cherche à susciter : le spectateur se plaît à souhaiter que Pierre Niney tombe vraiment de la rambarde. C’est un effet bien connu et qui, je pense, a dû vous arriver à plusieurs reprises. Lorsque les événements se déroulent de manière attendue, que les clichés s’empilent, et que tout nous paraît conventionnel et téléphoné, plein de bons sentiments et d’idées éloignées de la réalité, alors il arrive qu’en tant que spectateur nous souhaitions qu’il arrive un vrai malheur au héros, il nous arrive de souhaiter que, pour une fois, ce soit lui qui perde et le méchant qui gagne. Enfin il se passerait quelque chose d’un peu différent, qui sortirait des sentiers battus ! Enfin il y aurait un petit grain de sable pour venir enrayer la machine, ce petit quelque chose qui prouve que tout ne se déroule jamais véritablement comme prévu. C’est un phénomène normal et très sain puisqu’il appelle un rééquilibrage des pouvoirs, un réajustement de la vision des choses. Et c’est précisément ce qu’il se produit avec SAUVER OU PERIR. A aucun moment nous ne pouvons dire que ce dont nous parle le réalisateur n’est pas juste. Les logiques des personnages et des situations semblent réellement justes. Qui plus est, la mention « Inspiré de faits réels » garantie l’authenticité ! Tu m’étonnes ! Alors si les tests le prouvent…  Quelle arnaque que ce fameux label rouge cinématographique brandi comme un doigt pointé vers toi, spectateur, qui te désigne à tous pour te faire honte si tu n’as pas versé assez de larmes, si tu n’as pas marché dans la combine. Alors OK, c’est peut-être bien vu sur le papier, scénaristiquement. Peut-être qu’on sent le soin apporté pour que rien ne dénote par rapport à ce que nous sommes en droit d’imaginer d’une telle situation. Peut-être que tout s’est exactement passé comme cela. Peut-être que tout est juste. Mais ce qui est sûr c’est que rien n’est vrai.

 

Je n’ai aucune compassion pour Frédéric Tellier. J’arriverai toujours à défendre les pires ratages d’un cinéaste qui mouille sa chemise, qui s’efforce, qui remet cent fois le couvert, mais jamais je ne pourrai cautionner celui qui nous vend autre chose que ce qu’il nous promet. Car cela converge obligatoirement vers la manipulation la plus abjecte, celle qui ne veut pas dire son nom mais qui se drape bel et bien sous les caractéristiques du mensonge et de la trahison. Oui, Frédéric Tellier est un sacré loulou. Les méthodes qu’il emploie sont à 10 000 lieues de considérations purement cinématographiques. Quand on annihile toute possibilité de réflexion on bloque toute possibilité d’avancer sur un sujet en faisant évoluer le débat par de nouvelles idées. C’est pour cela que les grands sujets seront toujours abordés au cinéma. Ils évoluent au même rythme que la société, par les nouvelles approches qui en émergent. Mais lorsqu’on les fige dans le temps, lorsqu’on leur refuse toute confrontation d’idées, lorsqu’on supprime toute considération critique, non seulement on devient un conservateur pur jus, mais aussi on refuse toute réflexion au spectateur, et le terrain est alors préparé pour ne lui imposer qu’une seule vision des choses. On dit que lorsque l’arbitraire devient un absolu, ce qui s’ensuit n’est jamais bon

 

               SAUVER OU PERIR c’est l’envahissement de l’Irak, c’est Monsanto, c’est Napoléon qui crée la Banque de France, c’est l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, c’est le Journal de 20 heures, c’est Bill Clinton qui nie toute relation sexuelle avec Monica Lewinsky, c’est le nuage de Tchernobyl, c’est le référendum français de 2005, c’est Margaret Thatcher, et même bien plus encore jusqu’au point Godwin. Alors, que ce film fasse se déplacer autant de spectateurs dès sa première semaine d’exploitation me paraît louche et préoccupant. Comme quoi nous sommes encore et toujours prêts à gober n’importe quoi et à suivre n’importe qui.

4 décembre 2016 7 04 /12 /décembre /2016 22:02

La vie de critique érudit n'est pas de tout de repos, mais elle a de grands avantages. Elle permet surtout de voir du pays et de s'accorder avec les différentes cultures. Hier au Cambodge, aujourd'hui en Grèce (effet nuage de fumée), dans deux heures en Amérique Latine (nouvel effet nuage de fumée, t'en as pour ton argent et en plus tu n'as même pas mis tes lunettes 3D !), c'est une vie palpitante dont le mécanisme est semblable au télépode de Jeff Goldblum dans THE FLY. Pas le temps de jouer les touristes, nous avons bien mieux à faire. Chaque film non vu est un chaînon manquant du joyau qui nous relie tous. Chaque film vu est le legs d'un aventurier qui œuvre pour la conscience collective. Oui, il faut bien se qualifier d'aventurier car il n'y a pas de panorama mondial sans prise de risques. C'est ici que la dimension sacerdotale se définit selon les perceptions personnelles. Car il faut bien pourtant se frotter au cinéma de tous les pays, il faut bien ne privilégier aucun genre et tous les mettre dans le même panier, il faut bien aller rôder sur les bords de films douteux voire carrément ratés, il faut bien se frotter à ceux récompensés comme à ceux montrés du doigt, et il faut bien faire tout cela. Et bien le faire cela signifie leur donner les mêmes chances au visionnage et lors de la critique. Parmi les films sortis au cinéma, nous voyons environ 300 à 350 films par an. Cela peut paraître beaucoup. D'un point de vue mathématique, pas vraiment. Car cela représente grosso modo 50% des films sortis dans l'année. Quelle est la proportion pour la critique dite professionnelle ? Qui contrôle leur travail ? Nous voulons parler de la pertinence de leur travail, pas de leur travail effectif. Jamais ils ne rendent compte de cela. C'est dommage, les copains, parce que cela permettrait d'en apprendre un peu plus sur leurs méthodes de travail et de comprendre où en est la critique aujourd'hui.  Tout cela pour dire que le critique érudit n’œuvre pas que par intérêt personnel. Il doit savoir faire preuve d'audace et de témérité. Il doit aussi bien fréquenter Johan van der Keuken ou Billy Wilder que Claude Zidi ou le dernier film de Kad Merad. Certes, on n'est pas obligé de tout voir pour savoir de quoi on parle, mais fréquenter les mêmes cercles n'aboutit qu'à rendre compte que d'histoires de familles. Le paysage cinématographique est plus large que cela. Et c'est pour cela que nous vous proposons aujourd'hui de nous déployer jusqu'en Suède, là où les gens s'appellent tous Bergman, parlent en chuchotant, et croient que l'herbe est blanche à cause de la neige. Mais surtout, voilà que notre âme d'aventurier casse-cou nous emmène jusque dans les recoins les plus sombres du cinéma, j'ai nommé le direct-to-DVD. Et là, tu commences à flipper bien fort ta mère-grand, ami lecteur, mais rassure-toi, nous t'avons un peu menti pour faire un effet d'annonce retentissant, parce que si on veut, on peut trouver plus sombre, plus machiavélique et plus arriéré encore : la V.O.D. Mais bon, ce sera pour une fois prochaine. Démarrons une autre histoire, comme disait le circassien moustachu. Comprenne qui pourra.

 

               La Suède est un pays scandinave coincé entre la Norvège à sa gauche et la Finlande à sa droite.  C'est une monarchie constitutionnelle dont la capitale est Stockholm. Elle compte presque 10 millions d'habitants mais plus aucun Viking, contrairement à la croyance populaire. Voilà pour les présentations qui ne servent à rien. Passons aux choses sérieuses.

 

FLUGPARKEN est sorti voilà maintenant plus de deux ans dans son pays d'origine et n'a pas eu les honneurs d'une diffusion sur le sol français. Il écope donc de la sanction direct-to-DVD. Et là, il convient tout de suite d'apporter une précision qui a son importance. Le direct-to-DVD renferme deux grands courants : les films qui coulent quand vous les jetez dans une piscine, et ceux qui flottent même attachés à une pierre. Et c'est évidemment cette dernière catégorie qui est la plus intéressante. Elle regroupe tous ces films qu'aucun distributeur n'a pas eu les corones de sortir dans le réseau des salles françaises (parce que contrairement à ce qu'on pourrait croire, la distribution ce n'est pas une question d'argent mais bien de corones). Et puis il y a des éditeurs qui fouinent, qui regardent les films, et qui se prennent eux-aussi pour des aventuriers. Et ils vont même parfois vous faire de superbes éditions avec des transferts magnifiques et plein de bonus qui ne se contentent pas de faire du remplissage de galette, et qui sont parfois tout aussi passionnants que le film. Ce sont eux qui sont dans le vrai. Ce sont eux qui font un doigt d'honneur aux distributeurs qui ne savent plus faire leur métier. Ce sont eux qui essaient de rétablir un peu de justice, même si la vraie justice ce serait que ces films aient leur place dans une salle de cinéma.

 

Avec FLUGPARKEN, c'est Outplay qui s'y colle. Voilà un éditeur plutôt sympa, même si la copie DVD n'a rien de mirobolant, qu'on n'y trouve que le film et tant pis pour les fioritures du service après-vente. Tiens, c'est étrange, Outplay s'est fait une spécialité des films où les hommes font des choses entre eux et les femmes aussi, bien qu'il ne soit question de cela à aucun moment dans FLUGPARKEN.

 

C'est le premier film de Jens Östberg, connu ni d'Alice ni de Thibault. Souvent, la difficulté du premier long réside dans l'écriture, dans sa prolixité, son aptitude à vouloir toujours tout expliquer. C'est loin d'être le cas ici et il vaut même mieux être très attentif pour ne pas être en reste d'informations primordiales disséminées l'air de rien tout du long.

 

Déjà, c'est simple : les dix premières minutes du film sont décisives. Il s'y déroule un événement dont une partie reste dissimulée jusqu'à la fin, et c'est cette ambiguïté qui servira de leitmotiv au film. Mais surtout, il va y être prononcé une phrase voire deux, qui vont conditionner les agissements futurs du protagoniste.

 

Le film commence sans quasiment aucune exposition. C'est-à-dire que nous ne savons pas de quelle sorte sont les relations entre les personnages. Jens Östberg cultive ce sens du non-dit par ce qui relie les personnages dans la façon dont ils se comportent entre eux. Déjà, c'est bien vu. Sverrir Gudnason et Leonard Terfelt semblent être amis. Leonard vit avec Malin Buska. Cette dernière a eu une histoire avec Sverrir qui a duré plusieurs années. Jamais nous ne saurons ce qu'ils éprouvent désormais l'un pour l'autre. Jamais nous ne saurons si Leonard et Sverrir étaient amis avant cette histoire ou s'ils le sont devenus après, quand Malin s'est mis avec Leonard. Malin a un enfant avec lequel Sverrir passe beaucoup de temps, comme s'il était possible que ce soit le sien, bien que le petit parle de Leonard comme étant son papa. Sverrir et le père de Leonard sont aussi très liés, sans aucune connotation sexuelle. Sverrir est un personnage insaisissable, obscur. Malin semble en proie à ses tourments intérieurs. Leonard semble délaisser sa famille et se perd dans l'alcool. Bref, l’ambiguïté est à son comble, Jens Östberg l'entretient au maximum et pas grand-chose de plus ne sera dévoilé. Cela crée un brouillard scénaristique qui, d'abord, permet d'aller à l'encontre de l'écueil dont nous parlions plus haut, et ensuite évite de donner des pistes d'explication trop balisées dans les agissements de chacun. Le réalisateur va axer son travail vers cette part d'inattendu, d'irrationnel, voire de suicidaire, qui se terre dans le comportement humain.

 

               Au début du film, les seuls repères dont nous gratifie Jens Östberg concernent le personnage incarné par Leonard Terfelt. Si bien que nous le prenons pour le personnage principal. Sur son lieu de travail, Leonard semble absent. Quelque chose l'absorbe et ce n'est manifestement pas la concentration que demande sa tâche. A ses côtés, l'anxiété est palpable. L'impression se confirme d'une manière plus dramatique l'instant d'après, lorsqu'il erre près des lignes d'un chemin de fer. Mal être, désespoir, rage intérieure, sensation de malaise, le réalisateur donne peut-être à voir une tragédie, mais non... Nous pourrions songer à l'élan suicidaire de Leonard, mais son mal de vivre est tout autre. Il se situe probablement plus (comme nous l'indique la grande énergie qu'il déploie) dans la recherche d'un choc émotionnel ou physique, de quelque chose qui le secoue, qui le remue, qui fasse survenir quelque chose à vivre de plus exaltant, de plus passionnant, de plus différent. Ce qui peut expliquer qu'il déserte son foyer, qu'il abuse de la boisson, qu'il ait des emportements instinctifs, ou encore qu'il ait recours à la violence. Leonard a tout du maniaco-dépressif. C'est l'état du personnage auquel s'attache le film sur tout ce commencement, sans jamais nous dévoiler une piste qui mènerait à un début d'explication. Pas besoin, c'est encore bien joué.

 

Ne sachant pas trop comment s'y prendre car ne sachant pas trop ce qu'il recherche, Leonard boit car Leonard veut toujours être ailleurs. Un soir où il a encore trop bu, Sverrir le raccompagne chez lui. Plus tard, Leonard veut montrer un terrier de renards à Sverrir. (Coude, coude. Outplay fait son coming out ?) Les voilà partis dans la nuit, affrontant la neige et le froid. Leonard est éméché, Sverrir passablement fatigué, le ton monte... Pour mettre fin à ces dix premières minutes, le réalisateur fait une chose très belle et très punchy : il décale le titre de son film jusqu'à ce moment pour en faire un plan de coupe forcément fulgurant. Forcément fulgurant car lorsqu'il intervient il donne énormément d'impact aux derniers mots qui viennent d'être prononcés par Leonard Terfelt, et qui seraient sûrement passés à l'as avec une simple succession de plans. Et c'est là que réside toute l'ingéniosité de ne pas avoir désigné auparavant l'enjeu du film. Le flou qui faisait que nous ne savions pas trop ce que Jens Östberg avait dans sa hotte, consacre tout à coup l'émergence de la ligne directrice mise enfin à jour. Ce faisant, et d'une manière plus concrète, cela focalise l'attention sur une « qualité » du personnage que sa présentation n'a pas mise en avant, et c'est par ce prisme que la suite du film va se développer. Eh bien dites-donc, ça commence avec tact et délicatesse ! Et il va falloir rester bien alerte car quelque chose nous dit qu'il y en aura plus pour le psychologique que pour l'action. Et pourtant, il en sera bel et bien question, d'action, et plus précisément de passage à l'acte, c'est même le cœur du film, nous y reviendrons.

 

En fait, ce qui se dit à ce moment crucial du film, va résonner en Sverrir comme ces mots qu'on vous dit un jour et qui vous hantent pour la vie.  D'ailleurs, le film a quelque chose de sournoisement fantomatique, même si ce n'est pas énoncé en tant que tel, que ce soit de l'errance éthérée  de Sverrir, à la relation fantôme qu'il s'imagine construire avec Malin Buska, jusqu'à la magnifique photographie de Måns Månsson qui joue avec le froid des couleurs, les flous artistiques ou la faculté de Sverrir Gudnason à se fondre dans le décor. A ce titre, il faut remarquer l'envahissement de la neige et du froid à l'écran, avancés comme des caractéristiques internes au personnage de Sverrir. La forme symbolique de sa solitude s'y trouve ainsi traduite, ainsi que tout désir de vie engourdi par le froid de la couche neigeuse. Car cette neige c'est celle qui s'est abattu sur Sverrir au point de le rendre apathique, en tout cas spectateur de sa propre vie.

 

Le film va alors faire cohabiter deux chemins parallèles dont le but, vous vous en doutez bien, est de converger tôt ou tard. Il y aura donc, d'un côté, cette introspection de Sverrir qui va être constamment en réaction face à la vérité que Leonard lui a assénée. Et de l'autre, l'enquête sur ce qu'il s'est passé entre les deux amis au cours de cette nuit. Evidemment, tout est lié, ou plutôt tout se répercute. Là où Ostberg est plutôt finaud c'est dans son désir de ne pas se limiter au seul thriller, nous dirions même au seul thriller psychologique. Quand un scénario commun se serait orienté vers la révélation de ce qui ne nous est pas raconté lors de cette fameuse nuit, Östberg relègue cette option à la portion congrue du film, presque dans un souci utilitaire, informatif. Ce qui l'intéresse c'est l'acte, c'est essayer d'approcher ce qui peut ne pas paraître évident de prime abord, qui peut ne pas paraître logique, ne pas être dans l'ordre des choses. Et par une mise en scène très raffinée, il s'évertue à ne pas nommer les choses, à ne pas orienter le spectateur vers un déterminisme factuel, car il n'existe pas de vérité d'un seul tenant. Même les aveux finaux de Sverrir peuvent eux-mêmes être soumis à ce principe de contingence. Il peut très bien raconter ce qu'il croit tenir pour vrai, comme il peut très bien choisir de raconter ce qui l'arrange. La sincérité n'est qu'une possibilité. Bref, un regard, un geste, un symbole, une action, un mot, rien n'est soumis à une seule interprétation. Et nous nous apercevons que ce n'est pas le manque d'informations qui crée le flou, mais plutôt la superposition des couches.

 

               Pour parvenir à tout cela, Jens Östberg s'est orienté vers une mise en scène minimaliste sans aucun effet ostentatoire, sans esbroufe. Et c'est plutôt classieux à l'image. La direction artistique est racée sans être complètement originale, mais sied parfaitement à cette atmosphère tout en slow burn qui nous traîne tranquillement vers ce qu'elle a en tête depuis le début, tout en faisant mine de s'intéresser à autre chose.

 

D'abord, il faut bien noter que le rythme du film est lent. Ce qui n'est jamais un défaut en soi. Ici, on prend son temps. Jusqu'à Malin Buska qui semble être complètement à l'arrêt. C'est très net. Elle n'est quasiment jamais  dans une continuité d'action et semble figée voir perdue dans son monde intérieur. Ses interactions avec Sverrir l'amèneront tout de même dans sa dernière scène à faire un acte lourd de sens et de conséquence. Sverrir Gudnason semble lui-même dans un no man's land intime qui va s'animer peu à peu suite à l'événement déclencheur cité plus haut. Participent à ce paysage figé cette neige et ce froid que nous évoquions plus haut et que le réalisateur utilise à bon escient pour définir les personnages et les situations qu'ils vivent.

 

Pour parler du personnage joué par Sverrir Gudnasonqui, rappelons-le ne se dévoile jamais, Jens Östberg utilise plusieurs leviers de mise en scène. D'abord, il utilise le format Scope pour perdre, isoler, rapetisser Sverrir dans le cadre. A plusieurs reprises il convoque ce procédé pour illustrer cette impossibilité du personnage à prendre la mesure de ce qui l'entoure. En jouant de la sorte avec lui, il oriente le spectateur vers la façon dont Sverrir se vit. Son incapacité à prendre de l'ampleur, à devenir maître de la situation, à s'affirmer, à s'imposer. Le Scope rend souvent l'idée de cette lutte avec son environnement direct. Cet environnement qui semble l'écraser, le dominer. La scène dans l'école en est un bon exemple, avec son joli plan où Sverrir s'engouffre dans les points de fuite. Et malgré la détermination qui l'anime, la simple apparition d'une autre personne (et hop, l'échelle de plans nous fait passer à une discussion où les deux hommes parlent d'égal à égal puisqu'ils ont désormais la même valeur de plan), qui lui explique très calmement qu'il n'a pas le droit d'être ici, suffit à l'empêcher de progresser plus loin dans l'établissement et à le ramener à son propre sentiment d'inertie.  C'est notable ici, mais c'est aussi le cas à plusieurs autres endroits du film, la simplicité des choix de mise en scène laisse une place énorme au champ lexical des valeurs de plans, qui est un levier de mise en scène des plus simples à mettre en place, qui amène énormément de relief et de lyrisme, et qui est pourtant aujourd'hui trop délaissé.

 

Il faut bien voir que tout cela ne mène pas directement vers la réussite assurée, mais génère une évidente sensation de maîtrise de l'outil cinématographique. Et c'est vrai que FLUGPARKEN ne témoigne pas d'un renouveau du langage de la machine cinéma, pas plus qu'il ne révèle un style unique d'un cinéaste, il n'empêche que le geste cinématographique est indéniable et que nous ne pouvons que déplorer tous ces manquements qui auraient sûrement pu contribuer à en faire un film bien plus remarquable. Un peu comme si Östberg faisait l'expérience de tout ce qu'il sait ou a appris sur le cinéma, en assurant de manière un peu scolaire les différentes étapes de son film. De manière très juste, très mesurée, sans jamais véritablement se libérer de ce carcan et laisser libre cours à son style. C'est ce qui se retrouve dans cette narration très linéaire, qui a pourtant fait le choix d'être double plutôt qu'entièrement focalisée sur une quête unique, comme dans la trame classique d'un polar ou d'un thriller. Le montage n'ayant pas alors la marge de manœuvre nécessaire pour réorienter le film dans des directions plus flottantes, il se contente de quelques fulgurances et fait la part belle aux jointures dissonantes, forme essentielle du dynamisme que requièrent les scènes entre elles. Et pour cela, Jens Östberg s'attache aussi à créer une certaine tension. Souvent, il combine une bande sonore énergique qui peut jouer sur la durée d'une note, avec un montage plus rythmé, toujours dans le but de faire progresser son protagoniste (il prend plus de temps à faire évoluer son personnage que son intrigue, c'est son credo). Alors, cette tension peut apparaître comme une devanture, comme un recours un peu artificiel nécessaire pour stimuler le métrage, mais ce sont véritablement les centres névralgiques du film qui sont ici à l’œuvre. Comme dans cette scène où Sverrir retourne s'entraîner seul au hockey sur glace. Il s'agit d'une scène sans aucune parole, mais qui dit beaucoup de choses sur ce qui meut Sverrir à ce moment-là. Le montage et la musique orchestrent la scène dans une chorégraphie en deux temps. C'est du mouvement, de la sensation, de l'implicite, du signifiant, qui en dit autant sur le personnage tel qu'il est à cet instant, qie sur le comportement différent qui pouvait être le sien quelques années auparavant. Et en plus, tout cela prépare la scène suivante dans les vestiaires. Je dis ça, je dis rien, appréciera qui pourra.

 

C'est sur ce fil ténu que progresse FLUGPARKEN, juxtaposant les questions autour d'un événement précis, aux comportements étranges de Sverrir Gudnason, dont les pérégrinations ont pour origine mais aussi pour fin ce qui s'est réellement passé entre lui et Leonard Terfelt. Et Jens Östberg fait des choix osés et étonnants tout au long du film, comme celui d'annoncer que le personnage principal n'est pas celui que nous croyons, ou encore d'éclipser ce moment qui deviendra la grande interrogation du film. En fait, il n'a qu'une seule idée en tête : se consacrer au développement psychologique de Sverrir Gudnason.

 

Le portrait qu'il va dresser va alors révéler sa complexité à travers ce qui se réveille en lui. Nous pouvons dire que Sverrir est à la fois touché dans son amour propre, mais aussi galvanisé par ce qu'il s'est passé la fameuse nuit et que nous ne nommerons pas. Mais pour vous donner un ordre d'idée, il n'est pas idiot de comparer cela avec ce que peut ressentir Jeff Bridges dans FEARLESS. A cela près que c'est tout le contraire qui se produit. Là où l'acteur américain pouvait se surpasser parce qu'il se croyait invincible, le suédois est incapable d'influer directement sur le cours de son existence, tout du moins qu'elle fléchisse dans le sens qu'il souhaite lui attribuer. Comme si une fois de plus, quoi qu'il fasse tout sera toujours plus fort, tout son environnement sera toujours trop écrasant. C'en devient même comique à plusieurs occasion pendant lesquelles Sverrir se sentant pousser des ailes se voit malmené par plus fort ou plus malin que lui (c'est le cas que de cette fille plus jeune que lui qu'il est incapable de forcer à lui rendre ses clés). Mais cela ne l'empêche pas de se croire supérieur ou de se sentir plus fort. Le réalisateur ne manque pas d’égrainer les exemples. C'est le cas dans le restaurant lors de la rencontre avec cette jeune fille. Si vous regardez bien, il y a un moment furtif qui en dit long sur la façon dont se dresse le personnage de Sverrir Gudnason et sur le comique qui en surgit. Sverrir reconnaît la jeune fille comme faisant partie du groupe de jeunes qui l'ont frappé et lui ont volé son vélo. Il se rapproche d'elle et s'assied à sa table, lui demandant de lui rendre son vélo. Le ton qu'il emploie est celui de la personne qui a le pouvoir, qui se place au-dessus de l'autre. C'est un ton autoritaire et donneur de de leçons. Il est péremptoire, sec et directif. C'est ainsi qu'il lui demande de se rasseoir, et comme il s'aperçoit qu'il parle trop fort et qu'il ne veut pas qu'un des employés l'entende, un regard de sa part trahit son manque de confiance en lui et prouve qu'il n'est que dans la représentation et dans l'idée du rôle qu'il aimerait tenir. (Nous voyons bien là tout ce qui le rapproche et le différencie de Jeff Bridges dans FEARLESS qui, lui, ne joue pas un rôle).

 

Grâce à ce genre de détails savamment disséminés, la trajectoire de Sverrir Gudnason prend forme petit à petit. Et puisque nous en sommes au rayon des connexions, il est aussi possible d'établir un parallèle avec le mythe du super-héros. Toujours soumis au contrecoup de l'affrontement avec Leonard en début de film, et toujours soucieux de se prouver à lui-même qu'il n'est pas tel que décrit par son ami, Sverrir n'existe plus que dans l'idée de devenir maître de sa propre vie, comme si cet événement suffisait du jour au lendemain à le transformer. Et si je parle de transformation, vous voyez donc poindre l'habile transition avec le film de super-héros. C'est d'ailleurs très explicite. Sverrir s'arme d'une barre de fer qu'il customise, dans une scène où il devient un mélange biscornu et plaisamment foireux de KICK-ASS et du Travis Bickle de TAXI DRIVER (autre figure non conventionnelle de super-héros). Et c'est ainsi qu'il part redresser les torts, à commencer par celui qui ne tient pas son chien en laisse. La scène devient cocasse lorsque le maître hésite entre incrédulité et indifférence face à cet hurluberlu qui le menace avec sa barre mais qui refuse de s'en servir. Et pour cause, il ne sait pas se servir de ses armes, ou s'il y arrive c'est maladroitement, presque sans faire exprès. C'est aussi cela qui est amusant : il est incapable d'imposer sa vision des choses, de se faire obéir aux ordres qu'il donne. Il prend chaque fois une posture pleine de suffisance et de superbe, mais se fait invariablement remettre à sa place, violenté, destiné à être celui qu'il a toujours été, et frustré de constater que Leonard avait dit vrai. Il devient alors ce super-héros dont la seule arme est le bon sens, et affronte les autres en leur faisant la morale, en leur disant que ce qu'ils font ce n'est pas bien. Forcément, c'est très drôle. Et c'est ce mélange qui hésite volontairement ente toutes ces formes, qui crée un film hybride au climat rigoureux. Par ces petites touches assénées au cours de plusieurs aventures, Sverrir fait l'expérience de son impossibilité à devenir un super-héros (c'est en cela que nous pouvons voir le film comme un décalque négatif du genre), mais surtout de sa difficulté à devenir proactif.

 

               Voilà les rails sur lesquels roule FLUGPARKEN, un film qui a le mérite de ne pas s'embarquer là où nous l'attendons, sans toutefois réussir à être pleinement surprenant et réjouissant. Les quelques leviers  de mise en scène dont se sert Jens Östberg rajoutent à l'austérité suédoise. Peut-être manque-t-il deux ou trois éléments plus décalés, des cadres un peu plus fous ou même des envolées scénaristiques en contrepoint. Le froid scandinave semble geler le métrage dans ses profondeurs et l'ériger en statue de glace. Les quelques symboles censés apporter une forme de poésie et de lyrisme ne font que renfrogner le film dans ses circonvolutions intérieures (notamment le renard qui revient sous plusieurs formes). Les acteurs sont à l'image de cette volonté que tout se joue souterrainement. Ils interprètent dans la retenue, avec un travail évident sur le background de chaque personnage, même si très peu d'informations transparaîtront finalement. Mais dans les rapports entre eux, dans un sourire, dans un regard, dans un geste, dans une inflexion de voix, ce bagage donne du corps et énormément de matière non seulement pour les acteurs mais aussi pour les spectateurs, puisqu'il ne faut pas oublier l'exigence de dissimulation à de nombreux points de vue, que le réalisateur met en place !

 

Et en fin compte, qu'est-ce que nous avons ? Un film atypique à la réalisation plus que correcte, qui n'aura connu que les joies du direct-to-DVD et une couverture médiatique famélique. Pendant qu'une quinzaine de films déboulent sur nos écrans chaque semaine. Et ce n'est pas tellement que ce film comme tant d'autres soit oublié, qui est révoltant. Après tout, il y en a toujours eu depuis que le cinématographe existe. Quantité de films asiatiques majeurs ont été passés sous silence pendant des années. Certains ont eu droit à une sortie bien des années plus tard, d'autres eurent la vidéo pour se rattraper. Et sans parler de tous ces cinéastes de talent qui n'ont même plus droit de cité dans nos salles. Nous pensons ici aux Dante, Greenaway, Hartley, Ferrara etc. dont les derniers films ne sont pas tous sortis chez nous. Bon, d'accord, il y aura toujours des oubliés, de manière plus ou moins scandaleuse. Mais ce n'est pas tant ces oublis que la place qui leur est subtilisée dans notre système de distribution qui a du mal à passer. Si nous regardons les films à l'affiche ce dimanche 04 décembre 2016, pour INFERNO, LES TETES DE L'EMPLOI, FRIEND REQUEST, TOUR DE FRANCE, MA FAMILLE T'ADORE DEJA, FINDING DORY, RUPTURE POUR TOUS, OUIJA : ORIGIN OF EVIL, BRICE 3, MAL DE PIERRES, BRIDGET JONES'S BABY et autres RETOUR CHEZ MA MERE (et nous ne listons ici que des films que nous avons vus), c'est autant de films d'aussi bonne facture que FLUGPARKEN qui n'auront jamais la primeur d'une sortie en salles. Alors, qui est-ce qui ne fait pas son boulot ? En attendant, chaque année des réalisateurs font de chouettes films qui ne trouvent jamais de distributeur. Encore plus de scénarii brillants sont rejetés par le C.N.C. pour d'obscurs motifs. Le C.N.C. a refusé de financer TENEMOS LA CARNE, le sublimissime film d'Emiliano Rocha Minter, sous prétexte qu'ils le trouvaient « monstrueux ». Nous aimerions bien qu'ils nous expliquent en quoi ce ne serait pas une qualité qu'un film soit monstrueux... Pas plus tard qu'il y a 15 jours, l'un de nos amis s'est vu refusé son (ambitieux) scénario par le même C.N.C. pour la simple et bonne raison qu'il est « trop sociétal » ! D'abord, c'est faux (et quand bien même), et ensuite il serait intéressant de nommer tous les films trop sociétaux auxquels le C.N.C. a donné de l'argent. Pour la petite anecdote, précisons que seuls 2 exemplaires sur les 5 demandés avaient été lus.

 

               Voilà où nous en sommes. C'était notre vingt-troisième état des lieux.

20 novembre 2016 7 20 /11 /novembre /2016 18:46

On ne va pas au cinéma pour apprendre des choses. Point final.

 

Cependant, le cinéma a cette capacité de nous informer, de nous renseigner, de nous faire savoir. Que ce soit involontaire ou non, certains faits nous apparaissent parfois sous un nouveau jour, certains éléments de culture générale nous sont transmis, voire même de nouveaux horizons peuvent s'offrir à nous. Mais en aucun cas le cinéma a en charge l'éducation des peuples. Cela n'est pas dans son essence. Nous faisons ici état d'une disposition, pas d'une fonction. Eduquer n'a aucun intérêt artistique. Nous voulons dire par là que cela peut se retrouver dans l'écriture ou la musique, par exemple. Si le cinéma ne peut pas se différencier de ces autres arts par ce biais, c'est bien parce que ce n'est pas comme cela qu'il se définit. Ce n'est pas son but, ce n'est pas ce qui le caractérise, ce n'est pas sa dimension artistique.

 

Eduquer, c'est nul, cinématographiquement parlant. C'est l'écueil principal qui empêche aujourd'hui les documentaires d'être autre chose que des reportages. Nous tombons dans la qualité la plus télévisuelle qui soit. C'est une ribambelle de sujets écologiques, politiques ou économiques qui envahissent continuellement les écrans jouant à fond sur l'effroi et le sentiment d'injustice. Ceux qui surnagent se posent évidemment d'autres questions que celles de l'information en tout et pour tout. Citons CITIZENFOUR qui ne pouvait révéler rien de nouveau sur l'affaire Edward Snowden.

 

Le documentaire n'est  donc pas le genre qui nous passionne le plus au cinéma. Alors, quand débarque un documentaire musical, il n'a pas l'intention de nous vendre sa science, à condition que ce ne soit pas un biopic. D'ailleurs, c'est souvent pour cela que les biopics sont insupportables : ils se conduisent exactement comme des documentaires, enfin des reportages si vous suivez. Et il faut bien avouer que dans la catégorie documentaire musical, nous trouvons de belles choses pour qui prend la peine de chercher. WOODSTOCK reste une immense référence, mais dans un style plus étonnant voire plus fictionnel (si!), je vous conseille le DIG ! d'Ondi Timoner, sorte de remake inconscient  de « Strange case of Dr Jekyll and Mr Hyde ». Plus récemment, il serait vraiment dommage de passer à côté du solaire WHEN YOU'RE STRANGE de Tom DiCIllo, ou des phénoménaux COBAIN : MONTAGE OF HECK et EAT THAT QUESTION : FRANK ZAPPA IN HIS OWN WORDS pourtant conditionnés façon biopic, comme quoi ! Pour le coup, dans ce dernier, nous apprenons énormément de choses pas sur Zappa en lui-même, mais c'est sa manière de se comporter, d'être, de penser, qui sollicite notre esprit plus que n'importe quel programme de l'Education Nationale. Je vous laisse le découvrir, c'est un film terriblement excitant et stimulant.

 

               THE STONE ROSES : MADE OF STONE, c'est pour nous l'occasion de faire la rencontre de ce groupe que nous ne connaissions pas. Certes, nous en avions bien évidemment entendu parler, mais cela fait partie de nos lacunes musicales, nous n'avions jamais écouté leurs albums pas plus que nous ne nous étions penchés sur leur carrière. Et donc, c'est à partir de ce constat que nous pouvons continuer l'élaboration de la pensée que nous avons commencée dès le début de cet article, et dire que c'est ainsi que nous préférons substituer la curiosité à l'apprentissage. Soyez curieux, c'est le meilleur moyen de s'enrichir. C'est en étant curieux qu'on apprend. Et c'est ainsi que ce documentaire nous est apparu comme le meilleur moyen pour s'intéresser enfin aux Stone Roses.

 

C'est Shane Meadows qui s'occupe de la réalisation. C'est à lui que nous devons le fort sympathique THIS IS ENGLAND, il n'en faut pas moins pour finir de nous convaincre.

 

               Première séquence, et là, nous nous disons que le Shane n'a pas calqué son docu sur les parangons en la matière et cherche plutôt un axe original, une vision particulière de la chose. Il y aurait du signifiant et une vraie réflexion au lieu d'une simple monstration que cela ne nous étonnerait pas. Rompons le suspense tout de suite et avouons que ce n'est pas équipollent à la profondeur et à la dimension du documentaire sur Frank Zappa dont nous parlions précédemment, mais il n'empêche qu'il semble évident que Meadows n'est pas là pour se la jouer compilation des meilleurs tubes et accès backstage dans le secret des dieux. C'est déjà ça.

 

Lors de cette première séquence, la caméra suit Ian Brown (le chanteur des Stones Roses, N.D.L.R.) qui passe entre la scène et la fosse, juste devant les barrières de sécurité. Il touche quelques mains, contente les fans qui hurlent leur satisfaction (recoupement linguistique : musique, les Stones, tout ça, comprenne qui pourra), puis se saisit du téléphone de l'un d'eux, se filme, filme le public, filme la scène, et rend à César ce qui lui appartient. Tout cela au ralenti, suffisamment longtemps pour signaler au spectateur l'importance de cette scène, qui sera mise en rapport avec un dialogue sur le rapport à l'image et au son, un peu plus tard. Pour l'instant, il n'est question que de rapport au bonheur. Et pour en parler, le réalisateur convoque Alfred Hitchcock, au cours d'un entretien audio où il donne sa définition du bonheur. Là encore, nous ne le comprenons pas tout de suite, mais le parallèle est évident avec la carrière du groupe. Le plan est plutôt chouette et la combinaison avec l'interview d'Hitchcock tout à fait déconcertante. Si nous pensions assister à une captation de concert, il va nous falloir revoir nos ambitions à la hausse. En quelques secondes le ton est donné, l'attention est demandée, Meadows se met sur la bonne ligne et nous informe que seuls quelques leviers de mise en scène permettent d'éloigner le documentaire du reportage. Même s'il ne réussit pas son pari tout au long du film, il se bat avec les armes du cinéma, et c'est toujours ça de pris.

 

Ce qui est sûr c'est que, d'entrée, ça ne chôme pas, et qu'il va nous falloir une bonne heure et demie pour appréhender ce groupe, son histoire et le pourquoi du documentaire, pour entrevoir la signification de ce surprenant mélange.

 

Après le générique de début, les choses rentrent plus ou moins dans l'ordre et nous retrouvons un savoir-faire déjà rencontré à maintes reprises. Le choix porte sur une opposition censée se faire confronter une dynamique ancienne face à celle d'aujourd'hui. Avant d'être plus explicite, il faut bien écrire que le véritable déclencheur du documentaire c'est l'annonce de la reformation du groupe. C'est ce qui a décidé Meadows à suivre le groupe dans sa refonte en vue d'un concert à Heaton Park (et plus si affinités). Probablement poussé par son engouement personnel, il est très clair qu'il n'a d'autre objectif que de faire un reportage et advienne que pourra (nous allons revenir plus tard sur le sens qu'il donne à son film en cours de route). Pour l'heure, Meadows se contente de tourner en compagnie des Stone Roses. Et comme sa principale préoccupation est de faire de la pellicule, il ne lui reste plus qu'à se reposer sur son talent et sur son équipe technique ou à espérer qu'il se passe quelque chose de singulier sous l’œil de sa caméra.

 

Les joyeux drilles se retrouvent. Ils annoncent leur reformation. Ils commencent à répéter. Le film s'accorde tant bien que mal à faire le point sur quelques moments assez anodins et, il faut bien le dire, il n'y a rien d'exceptionnel à filmer. Les membres du groupe sont dans leurs petits souliers. Ils se retrouvent avec une grande complicité. Nous sentons le vécu commun, l'humour collectif, le lien sous-jacent qui ne sait plus lui-même de quel ordre il doit être, l'envie de refaire quelque chose ensemble, d'oublier le passé, d’œuvrer pour la musique, une petite vanne par-ci, un petit clin d’œil par là. Dans l'ensemble, tout le monde se tient bien et tout cela ne rend pas l'aventure forte en émotions ou en péripéties. Eh bien qu'à cela ne tienne. Puisque Meadows est obligé de composer avec le matériau qu'il a à disposition, voici l'occasion de montrer ce que sont vraiment les Stone Roses.

 

Ce qui frappe de prime abord, c'est l'absence de rock n' roll. L'esprit rock, celui que les groupes diffusent et entretiennent, c'est de la pose, ni plus ni moins. Dans le rock, il y a la musique, bien évidemment, mais son corollaire c'est la légende, tout aussi importante sinon plus. Les groupes construisent de manière concertée leur légende. C'est le décorum qui reste une fois que la musique est écoutée. Ce sont ceux qui cassent leurs instruments sur scène ou ceux qui vandalisent les hôtels. Il y a la drogue, il y a le sexe, il y a le fric, il y a la démesure et il y a le look. Cela fait partie des clichés que le genre véhicule. Un cliché qui s'inscrit pourtant dans une réalité vérifiable. Si je vous dis Elvis Presley, Jim Morrison, Angus Young ou Johnny Hallyday, un style vestimentaire va forcément s'imposer à votre esprit. Cela fait partie de la panoplie et ce n'est pas exclusif au rock n' roll. De Cure à Mylène Farmer, tous ont savamment étudié leur image. Il y a des personnalités et il y a des concepts. Et l'image du cool n'est pas évidemment pas la même selon les publics !

 

Eh bien ça, c'est la première chose qui saute aux yeux : les Stone Roses n'ont absolument pas l'air rock n' roll. Ils n'ont rien de rock ni dans l'attitude, ni dans la parole ni dans la dégaine. Les mecs sont sapés comme les plus illustres inconnus que vous croisés en bas de chez vous. Mani, le bassiste, se fait chambrer pour son t-shirt bariolé, pas du tout à l'image des canons du rock. C'est évident qu'ils sont à cent lieues de tout ce folklore (Liam Gallagher qui débarque en plein film fait d’ailleurs figure d'extraterrestre). Ils n'ont ni l'arrogance ni l'insolence de certains. Pas d'exigences, pas de caprices, pas de provocations, pas de folie des grandeurs, pas d'égo démesuré. Rien de tout cela devant la caméra de Shane Meadows. En fait, vous savez quoi ? Ils donnent l'impression de s'être sacrément embourgeoisés, les cocos ! Et ils veulent remettre le couvert sur scène après presque 20 ans ? Où se cache le rock ? Donde esta el rock n' roll ? C'est bien après cela que semble courir Shane Meadows. Et c'est intéressant car il commence son film sans savoir de quoi il sera fait. Dans cette démarche très godardienne, il prend même le parti de se filmer dans son inaptitude à fixer des lignes directrices. Alors, pour casser le balisage imposé par le concert d'Heaton Park en ligne de mire, il s'en va chercher ailleurs des confluences, et utilise des images d'archives  pour faire de l'exposition. Comme nous ne savons pas vers où nous embarque Meadows, nous voilà à songer à un film qui se sert du passé comme des retours en arrière nostalgiques. Placés stratégiquement, il seraient là pour se rappeler aux bons souvenirs de la période, et comme c'était bien avant, et ça avait de la gueule notre musique, et nous voilà bien cons de ne pas avoir su apprécier ces moments à l'époque etc. Sauf que ce n'est pas du tout cela qui se produit. Shane Meadows a déjà commencé a s'orienter et à casser la neutralité de ses images. Il va se servir des archives pour faire un vrai travail de montage en les juxtaposant avec le groupe qui renoue chronologiquement  avec sa musique. Et c'est bien joué car, ce faisant, il remplit petit à petit ce vide de presque vingt ans qui correspond à la séparation du groupe, et crée une sorte de pont entre ces deux moments temporels si loin, si proches. Cette réunification crée des ellipses temporelles qui rapprochent plus qu'elles ne séparent. Un peu comme si tout était dans la continuité, dans le même ordre d'idée, la suite logique  d'un mouvement  qui ne s'était jamais arrêté. En d'autres termes, Shane Meadows tente ce défi un peu fou de faire comme si la séparation n'avait jamais eu lieu et que tout changement n'était qu'une évolution d'ordre naturel.

 

Shane Meadows donne naissance à une espèce monstre pas du tout monstrueux, mais tout à fait stupéfiant par l'étrangeté de sa composition. Pour le profane qui ne connaît rien aux Stone Roses (c'est-à-dire nous), qui ne sait même pas à quoi ils ressemblent, l'expérience est tout à fait sidérante. Les Stone Roses n'ayant plus grand-chose à voir avec ce qu'ils étaient dans les années 80, n'était-ce que leur physique, nous avons très nettement l'impression d'avoir affaire à deux groupes distincts. Avec un peu plus d'humour, le film pourrait presque s'aventurer sur les pistes du faux documentaire façon THIS IS SPINAL TAP. Ce groupe qui tente de revenir sur ses bases et de relancer la machine fait curieusement penser à cette citation de Karl Marx dans « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » : « Hegel fait remarquer quelque part que tous les faits et les personnages ayant eu une importance capitale dans l'histoire du monde arrivent deux fois. Il oublie d'ajouter : la première fois sous forme de tragédie, la seconde sous forme de farce. » La comparaison est probablement un peu trop forte, il n'empêche que la séparation du groupe a ouvert un gouffre dont on ne sait pas trop si c'est pour son bien ou pour son mal. A chaque fois que le montage met en avant cette suture, nous participons nous-mêmes à l'interrogation d'un parcours mis dans l'ombre, cette part de mystère qui ne nous sera jamais dévoilée, et qui recèle le secret de deux groupes dont les différences valent autant que les similitudes..

 

Le film n'est jamais autant pertinent que lorsque que lorsqu'il exploite cette fissure temporelle. Tout comme il serait possible de faire le même exercice avec un groupe qui n'aurait pas splitté, et de faire le même collage entre ce qu'ils étaient à leurs débuts et ce qu'ils sont devenus, en omettant bien évidemment ce qui se situe entre. Or, là où l'évolution devient compréhensible avec ce groupe puisque son activité permet de comprendre son cheminement, avec les Stone Roses, Shane Meadows se trouve avec à une inconnue face à laquelle il ne pourra pas apporter de réponse définitive. La seule conclusion à laquelle il arrive c'est que les groupes sont toujours vivaces même après leur séparation..

 

               Ce qui est intéressant avec THE STONE ROSES : MADE OF STONE c'est le double caractère qu'il revêt. D'abord, si nous nous attachons purement au filmage du groupe, nous nous apercevons très vite comme nous l'avons déjà mentionné, que Shane Meadows n'a pour ainsi dire rien de passionnant à se mettre sous la dent. Alors il joue un peu avec les formes, emploie le noir et blanc, s'amuse avec le split screen, ce qui permet d'éviter une certaine monotonie, voire une certaine mélancolie issue de l'énorme gâchis qui transparaît. Mais c'est surtout avec le montage qu'il emporte le tout. C'est passionnant de regarder comment il construit son film au fur et à mesure dans la salle de montage, alors que rien de tout cela n'est montré. Mais les intentions se dévoilent petit à petit et montrent comment à partir de trois fois rien il parvient à faire de son film bringuebalant, un tout autre documentaire que celui annoncé.

 

               Le résultat de cette aventure polymorphe offre une vision assez schizophrène du groupe et, à dire vrai, le produit fini donne à voir tout autre chose. Le parti pris ne parvient jamais à effacer la rupture et c'est assez marrant de voir à quel point le groupe est méconnaissable. C'est sûrement là que Meadows a senti qu'il fallait rapprocher le passé du présent pour toucher à ce qu'il reste du groupe, à cette chose essentielle qui n'a pas pu disparaître et qui les a poussés à se reformer. Ce qu'on appelle la flamme. Cette chose qui semble pourtant avoir disparue dans les répétitions que filme Meadows. Le groupe semble s'être reformé sur l'image qu'il a laissée, sur l'envie de refaire comme avant, en ne repensant qu'aux bons moments, à cette sacrée musique qui les poussait à dire qu'ils étaient le plus grand groupe du monde. Car, dans les années 80, les Stone Roses n'étaient pas habillés différemment, mais prononçaient leur rock n' roll avec force expressions prétentieuses et attitudes arrogantes. Le décorum battait son plein. La panoplie n'était pas forcément chargée mais la flamme laissait surgir l'instinctif, la rage (la scène de vandalisme chez leur producteur), c'est-à-dire tout simplement l'émotionnel. Et le temps qui passe permet cette maîtrise. Il permet de mettre de côté les erreurs et les manques. Il permet de nourrir à nouveau ce lien qui avait rassemblé ces membres. Et parce qu'il permet tout cela, Shane Meadows nous emmène, grâce à un montage convergent, vers cette flamme, ce feu intérieur si bien caché, qui se dévoile au détour d'un morceau, sur scène, à Heaton Park, dans le brio et la virtuosité de l'interprétation de « Breaking into heaven ». Cette musique qui avait été reléguée au second plan pendant tout le film, s'empare ici des membres, du public, des spectateurs pour s'affirmer comme un lien immortel, impossible à dévoiler autrement parce que trop rare et trop fragile.

 

Parce que Shane Meadows ne filme pas le concert pour en faire une démonstration brillante et irréprochable (comme a pu le faire Martin Scorsese dans SHINE A LIGHT), il obtient en point d'orgue ce chaînon manquant qu'il recherchait depuis le début, à savoir ce pouvoir évocateur de ce qui aurait pu faire de ce groupe le plus grand groupe du monde, ce qui a manqué et ce qui ne pourra plus jamais être. C'est une brève histoire du temps, comme dirait le poète sclérosé, à laquelle nous convient Meadows et les Stone Roses. Une histoire qui essaie d'approcher au plus près ce qui est enfouit et qui doit rester enfouit. Et ce n'est pas une mince affaire que d'essayer de faire affleurer tout cela quand on sait que s'il y a un écran au cinéma c'est justement pour montrer.

5 novembre 2016 6 05 /11 /novembre /2016 22:52

La vieillesse. Cet appel du pied qui finit par nous gagner. Sa marque irréversible. Son rictus anodin. Ce continuum spatiotemporel dont l’empreinte qualifie l’altération de ce qui fut. Cet horizon à portée de main. Ce glissement. Cet ordre des choses. La vieillesse. Ce pragmatisme qui force les plus timides à faire le premier pas. Cette alerte générale programmée. Cette chronique d’une mort annoncée.

 

Que ce soit clair pour tous : personne ne gagne rien à vieillir. C’est une pente longue et escarpée. On ne devient pas plus sage ni plus humain. Ce qu’on a accumulé une vie durant n’est d’aucun secours. Et tout au bout, il n’y a pas de quoi s’étonner, pas de quoi décocher quelque effet dramatique, la fin était connue depuis longtemps, personne n’a le droit de se plaindre qu’il n’était pas préparé. La seule élégance possible nous dicte de l’affronter comme il se doit : bravement.

 

La vieillesse, c’est sûrement LES VIES DE THERESE, le documentaire de Sébastien Lifshitz qui en a le mieux parlé cette année. Lifshitz, cela paraît cohérent. Mais Michael Noer ? Pour ceux qui ne le sauraient pas, Noer est l’auteur de plusieurs documentaires (que nous n’avons jamais vus), mais il est aussi le réalisateur de NORDVEST, thriller catégorie violence urbaine, qui fut très remarqué à sa sortie en 2013. Je vous conseille surtout son premier long métrage de fiction : R, coréalisé avec Tobias Lindholm (qui livrera en solo l’excellent KAPRINGEN, deux ans plus tard). R est un film dur et lui aussi très violent sur l’univers carcéral, catégorie gros lascars tatoués et ton dessert à la cantine maintenant il est à moi, pour rester poli.  Vous l’aurez compris, il y a du beau monde au balcon, c’est du sérieux, et nous abordons NOGLE HUS SPEJL dans l’idée qu’il risque de se passer de belles danoiseries sur l’écran.

 

Alors c’est vrai qu’aborder le thème de la vieillesse peut paraître étonnant, suite à ces deux longs métrages qui ne lésinaient pas sur la violence et les luttes de pouvoir. L’hérédité se loge ailleurs, dans l’attention portée aux microcosmes dans lesquels se regroupent des personnes qui présentent prétendument le même profil, et qui sont obligées de cohabiter en dépit de leurs divergences. En fait, Michael Noer dresse des compositions identitaires et s’y insinue pour essayer d’en capter les flux qui les irriguent. Sanguins. Voilà ce qui pourrait caractériser ses films, dans toutes les acceptions du terme.

 

Pour ce qui est de la vieillesse, il faut l’appréhender plus comme un prétexte qu’un véritable sujet. Il ne faut pas voir NOGLE HUS SPEJL comme un film sur la vieillesse. D’abord, ce serait très réducteur, et puis ce serait passer à côté de toutes ses ramifications. Michael Noer utilise cette thématique comme une charpente dont l’édification permet de s’approcher de ses personnages. Et ceux qui l’intéressent, ce sont toujours les mêmes. Ceux qui sont exclus de la société et voudraient bien y être intégrés. Ou peut-être l’inverse. Et comme annoncé dès le départ, la fin est connue. Personne ne peut s’inscrire en marge de la société. La société récupère tout. Vous savez, comme ces animaux qui rentrent à l’abattoir et dont rien ne ressortira qui ne soit utilisé. Tout doit servir. L’image n’est pas très heureuse, mais elle est juste et terriblement parlante. Le vivant détourné de sa fonction. C’est probablement le cœur du film.

 

               Nous n’allons pas dire que ça démarre bien, puisque le début tire sur la fin. Ghita Norby est âgée. Son mari aussi. Sauf que lui pratique le cumul des mandats. Suite à plusieurs attaques, il végète. Les seules folies qu’il s’autorise sont des mouvements d’yeux et quelques clignements de paupières. Le reste du temps, il attend la mort. En bonne épouse, Ghita s’occupe de lui, l’accompagne, reste à ses côtés 24 heures sur 24. Et tout s’organise de la sorte très méthodiquement, à base de rituels et de gestes attentionnés. Dans la lignée d’AMOUR de Michael Haneke, le film reproduit l’idée de l’alliance jusqu’au boutiste. Oui mais seulement, quand il n’y a plus de partage possible, Ghita Norby marque le pas et ne laisse pas paraître son désarroi. Elle se raccroche aux traditions, à la famille, au schéma édicté, mais le temps paraît long. Comme l’état du mari nécessite une aide médicale, il a intégré une maison de retraite et elle l’a suivi. Le couple vit désormais dans cette ambiance mortifère où la vitalité de Ghita ne semble pas encore atteinte par les corps déclassés qui hantent cet hospice. Mais la gangrène guette. Pour illustrer cette impression de resserrement, Michael Noer a eu la riche idée d’employer des non professionnels autour des comédiens qui tiennent les premiers rôles. Ils gravitent dès lors dans un environnement où les résidents œuvrent imperceptiblement en arrière-plan, forment un décorum singulier et poignant, comme une douleur lancinante qui s’étend et finit par éroder les forces en présence. NOGLE HUS SPEJL est un film-catastrophe où le feu circonscrit des aires d’apaisement qui se convertissent en aires d’étouffement à mesure qu’il se rapproche. NOGLE HUS SPEJL est aussi un film fantastique où les zombies ne contaminent plus par leur morsure mais uniquement par leur présence. Et au milieu de tout cela, le couple essaie de perpétuer l’ordinaire de leur vie commune qui fuit à chaque seconde (enfin, surtout elle, car pour ce qui est de Jens Brenaa, m’est avis que nous pouvons lire dans son regard exténué l’à quoi bon de toutes ces simagrées). Pour préserver cela, leur chambre est aménagée avec divers éléments de la maison où ils vécurent, et qui prétendent donner l’illusion d’effacer le conditionnement en maison de retraite. Mais le mal est sourd et le sablier s’égrène. Nous aurions presque l’impression d’un huis clos chez ces mêmes personnes si le personnel médical ne pouvait débarquer à n’importe quel moment. Ce rapatriement d’objets crée le sentiment étrange d’une disposition en complet décalage avec le monde qui entoure ces personnes une fois que leur porte s’ouvre. Car telle est la réalité de nos sociétés occidentales où les familles ne s’occupent plus de leurs aînés et se contentent de les reléguer dans des mouroirs qui font office de bonne conscience. C’est ce que s’attache à dépeindre Michael Noer dans tout ce début de film. Préparation en vue de l’arrivée de la famille. Soigner les apparences. Le jeu et les rires imprègnent l’idée que le moral est bon et que si ce n’est pas tout à fait la joie cela y ressemble. Tout se passe en surface et les problèmes de fond ne sont pas abordés. Ce qui, bien évidemment, arrange tout le monde. Passant du constat amer à l’impuissance face à la réalité objective des circonstances, Michael Noer organise le déroulement routinier mais très organisé de ce couple de vieux. Entre le pathétique du quotidien des maisons de retraite et la chaleur artificielle d’une intimité poussive, NOGLE HUS SPEJL ne s’engage pas sur des sentiers follement palpitants, et pourtant cela fonctionne plutôt bien. Et tout ceci pourrait se poursuivre jusqu’à l’issue fatale si la chambre d’en face ne se libérait pas et ne laissait place à un nouvel occupant….

 

               Si nous avons discuté lors de (M)UCHENIK de la descendance culturelle (cultuelle, devrions-nous dire) qui concerne le cinéma russe, à savoir l’héritage des théories de Sergei M. Eisenstein sur le montage, il faut bien se rendre compte ici que le cinéma danois reste le seul profondément influencé par le Dogme95. NOGLE HUS SPEJL n’est pas labellisé en tant que tel, mais il présente de fortes accointances qui révèlent son affiliation.

 

En premier lieu, impossible d’échapper au « filmage brut ». La caméra bringuebalante est la conséquence directe du parti-pris esthétique réglementaire du Dogme95. C’est-à-dire une caméra à l’épaule qui singe la mise en mouvement perpétuelle des personnages, ce qui ne l’empêche pas de s’imposer comme un levier de mise en scène lorsqu’il s’agit de traduire ce mouvement en flux énergétique, nous allons y revenir. Donc, la caméra bouge tout le temps et pourrait se rapprocher de l’estampille Cassavetes (l’onirisme en moins) s’il ne fallait plutôt s’orienter vers une influence et une démarche plus propre au réalisateur. Comme nous le mentionnions en préambule, Noer est issu du documentaire. Il y a exposé un rendu et une conviction esthétique qui se retrouvent dans ses fictions. Son enjeu étant clairement documentaire, il essaie d’en respecter les principes techniques en cherchant à gommer le plus possible la lourdeur du procédé filmique. Il tourne donc en équipe réduite, avec une seule caméra, sans projecteurs (une lampe d’appoint fixée sur la caméra dans la scène dite de l’évasion, ça, c’est tellement Dogme95 !), en utilisant au maximum les éléments de décor de cette vraie maison de retraite, et tout cela donne l’impression d’être pris sur le vif. Pour le coup, les intentions de Noer sont on ne peut plus explicites. Ces emprunts souvent très terre-à-terre exploitent l’imagerie naturaliste, sous couvert du postulat que ces fondements seraient les plus à même de retranscrire le quotidien en forme de phase terminale de Ghita Norby et son mari. Autrement dit, il n’y aurait pas mieux quand on essaie de tracer le portrait d’une personne que d’essayer de filmer au plus proche (et pas seulement d’un point de vue physique, même s’il est vrai que cela s’accompagne souvent d’un jeu déficient sur les focales, ce qui est bien le cas ici, nous en parlerons un peu plus loin), en reléguant toute notion d’artificialité au rang des hérétiques. Généralement dans ces cas-là, le métrage s’oriente inévitablement en direction du versant cinéma du réel. Sans alimenter un fantasme à visée péjorative, cet axe reste dans la lignée d’un cinéma indépendant avec tout le sérieux qu’il charrie, mais il n’empêche, c’est bel et bien du cinéma du réel avec toute sa panoplie, son épée, son lasso et son cheval au galop. Non, je retire « cheval au galop » eu égard à la faune de ce film. Mais bon, cinéma du réel s’il en est, avec tout ce que cela inclus de restrictif, à tout point de vue du champ lexical. Et bizarrement, il n’est pas question de prétexter cela pour parler d’appauvrissement cinématographique. Si son dispositif ne permet pas à Michael Noer de jouir d’une multitude de leviers de mise en scène, il faut plutôt voir qu’il s’appuie sur un nombre réduit de ces leviers pour faire fonctionner les principes qui lui sont chers. Et d’ailleurs, cela fonctionne plutôt bien la plupart du temps. Surtout en ce qui concerne la première partie, disons. Précisons que le scénario est ici extrêmement aplati, avec une exposition sans failles, et dont la transparence du récit débouche sur une histoire à la forme simple et extrêmement accessible. Et là, mes chers camarades de jeu, malgré la thématique annoncée et les plombages dans les dents qui sonnent dès que nous passons les portillons, eh bien NOGLE HUS SPEJL s’annonce comme film résolument grand public. Le croiriez-vous ?

 

Et maintenant, nous allons voir que tout cela ne contrarie pas forcément l’ingéniosité. Car Noer, en bon père Peinard, nous convie tout d’abord en lieu et place pour nous conter une histoire à l’allure évidente, mais il en profite pour nous en conter une seconde, beaucoup plus souterraine, qui se révèlera à mi-chemin (mais vous pouvez relever les signes avant-coureurs si vous êtes attentifs) pour devenir le corps de l’action dans toute la seconde partie. Alors là, c’est finement joué, que nous nous sommes dits en nous regardant, moi et moi-même. C’est finement joué parce que nous ne sentons pas venir la chose (interdiction de la nommer pour vous laisser la surprise), et surtout parce qu’elle émerge au moment où tout semble dit, où les enjeux sont édictés et que le film commence à s’aventurer sur des sentiers balisés et totalement prévisibles. Malheureusement, l’ouverture promise ne tient pas toutes ses promesses car c’est au moment où nous en avions le plus besoin que la mise en scène nous fait le plus défaut. Explications.

 

Là où Noer faisait mouche dans la première partie, désormais il ne parvient plus à emballer la machine dès que la « révélation » nous est faite. Et pour une raison assez simple : le scénario prend le pouvoir. L’ennemi des peuples ! Quand cela arrive, évidemment, la mise en scène se retrouve toujours le parent pauvre du film, et tout se poursuit sous les auspices catégoriques du tout narratif.

 

Avant cela, Noer avait déroulé son dispositif avec une certaine aisance. Le montage contribuait à imposer l’élan du film, par son apport quasiment gratuit mais impeccablement exécuté pour insuffler l’énergie nécessaire à cet espace gérontologique. Par exemple, les coupes sont excessivement démonstratives. C’est très cut, très ostentatoire dans le raccord. Ca tranche en pleine action, ça coupe dans le mouvement, ça introduit alors que l’action est déjà amorcée, ça soude en opposant les ambiances sonores etc. Bref, le montage offre au film un allant qui fait bonne figure. Il fait quasiment tout, pour ainsi dire. Et déjà, les ellipses temporelles annoncent des béances qui trouveront plus tard des correspondances avec le sujet de la seconde partie. C’est très malin car, à partir d’un point de vue apparemment objectif, cette seconde partie nous annonce, sans changer de principe narratif, qu’il s’agit tout bonnement d’un point de vue subjectif. Comme ça, l’air de rien. Eh bien, c’est diablement efficace ! Oui, mais voilà, à partir de ce moment-là, la mise en scène se confronte à l’austérité de sa boîte à outils, et l’axe sémiotique se décale et dévie de ses engagements. La mise en place d’un procédé propre à suivre une personne pour en configurer le portrait semblait effectivement bien adaptée dans toute cette première partie, alors qu’à partir du moment où la raison de vivre de cette personne est dictée par un but, une quête, les choix opérés fonctionnement très difficilement. De manière très étrange, le film était beaucoup plus agréable à suivre quand il s’aventurait vers une part d’inconnu, vers un horizon récalcitrant, innommable et peut-être fascinant car son mystère pointait vers la mort. Oui, nous disons bien que cela est étrange car c’est à l’endroit où le film s’ancre de la façon la plus tangible dans le concret, dans le réel, qu’il s’en éloigne le plus. La construction scénaristique devient par trop visible et plus rien de fluctuant ne s’échappe du film. Et pour cause, il se place sur des rails qu’il ne quitte plus. C’est un peu comme si Michael Noer essayait de se réapproprier tout ce qui lui échappe. Mauvaise option. Doublement mauvaise puisque, s’apercevant que son film claudique, il convoque la carte du sentimentalisme. Et là, c’est impardonnable. En dansant sur cet air sacrificiel, Noer abandonne toute velléité de mise en scène et se repose sur l’empathie spontanée pour le personnage interprété par Ghita Norby. Le film devient un défilé de scènes axées sur le développement de l’action, et n’ayant de cesse de rappeler le spectateur à l’impératif lacrymal auquel il est soumis. C’est une sorte d’humanité candide et un peu godiche sur les bords, qui est convoquée. Le film ne retrouvera plus sa vitesse de croisière et là, pour le coup, l’histoire devient très balisée, sans grande surprise.

 

C’est ici que toutes les limites du vocabulaire cinématographique de Michael Noer s’exposent à la lumière du jour. NOGLE HUS SPEJL admet mal son manque de courage dans sa volonté d’estomper les lignes. Il aurait gagné à poursuivre son processus d’incandescence du futur, du mystérieux comme force indéchiffrable, et, d’une manière plus globale, des résidus poétiques décelables dans l’ordinaire le plus pur. Ne serait-ce que jouer sur l’échelle des plans à ce titre. C’est une chose que le dispositif permettrait pourtant (Lars von Trier l’utilise de fort belle manière). Au lieu de cela, Michael Noer se repaît de plans rapprochés. Pire, les cadrages sont la plupart du temps sans intérêt, purement illustratifs, voire carrément laids, sans prendre la peine une seule seconde de tisser des liens avec la mise en scène pour qu’elle développe un tant soit peu du signifiant..

 

               Il reste alors un peu de place pour les comédiens.

 

C’est Ghita Norby qui monopolise le ballon. Comédienne danoise qui n’a jamais arrêté de tourner depuis les années 50, nous avons pu la croiser dernièrement dans JAUJA de Lisandro Alonso ou O’ HORTEN de Bent Hamer, mais aussi chez Susanne Bier ou Bille August, dans BABETTES GÆSTEBUD de Gabriel Axel, dans VED VEJEN l’unique réalisation de Max von Sydow, dans SOFIE de Liv Ullmann, mais surtout dans RIGET la série télévisée coréalisée par Lars von Trier et Morten Arnfred. Comédienne d’expérience donc, et de l’expérience il en faut pour nager dans les circonvolutions que demande son rôle. L’actrice procède par couches et sous-couches dont les transparences fluctuent par degrés. En fonction de ce qui prime dans les deux parties du film, tout en gardant bien en vue chaque composante. C’est donc à un exercice de gradation qu’elle se livre, développant son personnage selon un axe différent dans chaque partie (en fonction de son passé dans la première, et de son présent, donc de son futur, dans la seconde). Tout ce travail se fait dans des nuances qui ont le chic de ne pas s’annoncer. Le travail est profond, de sorte que l’état du personnage est le seul à affecter l’émotion du spectateur. Malgré les ellipses, la fluidité de son parcours intérieur est fantastique et est l’un des artisans principaux qui rendent le film captivant.

 

A ses côtés, son mari est interprété par Jens Brenaa qui n’était plus apparu au cinéma depuis 1977. Toute l’intensité de son personnage passe dans son immobilité et dans sa faculté à capter les enjeux du monde qui l’entoure. Sans rien dire, par quelques mouvements d’yeux et l’acuité de son regard, sa solitude intérieure et son pathétique autorévélé s’imposent comme des déflagrations émotionnelles bouleversantes. Quand on pense à tous ces acteurs de théâtre français qui se vautrent continuellement dans le jeu comme point d’appui de ce type de personnages, eux qui extériorisent toute faculté d’interprétation alors que c’est l’impression de non-jeu qui prévaut, ce que fait Jens Brenaa a valeur d’exemple. Sinon, lorsqu’il interprétait RICHARD III au théâtre en 1944, Laurence Olivier disait qu’à la mort de Richard, ce qui avait précédé, ajouté au sang qui coulait faisait, qu’il n’avait pas besoin de jouer la mort de son personnage, l’imagination du spectateur étant toujours plus magistrale. A bon entendeur…

 

Un petit mot aussi concernant un second rôle, celui de Trine Pallesen, la fille de Ghita Norby et Jens Brenaa. Malgré un personnage écrit en forme de faire-valoir, elle s’extrait de cette partition en amenant un personnage qui se révèle plus éloigné des premières mesures qui permettent de le juger. Il se dessine par la suite de façon plus complexe, et la souplesse qu’énonce la comédienne la porte sur des rives où le lien affectif se cache derrière des prises de position qui peuvent paraître injustes. Encore une comédienne qui sait faire passer plus d’idées dans son jeu que celles qui sont énoncées par le son et l’image.

 

Enfin, il y a Sven Wollter, l’occupant de la chambre d’en face, le ver dans la poire, le pilote dans le cockpit, le larron en foire et cætera jusqu’à n’en plus finir. (Tiens, il a joué chez Andrei Tarkovsky et John McTiernan, lui ! C’est comme cela que devrait se définir la notion d’actorat, si vous voulez mon avis.) Il tient un rôle de complémentarité face à Ghita Norby, et le moins que nous puissions dire c’est que, lui aussi, compose un personnage tout en devanture, qui devra faire face à une vérité intérieure clairement différente. C’est ainsi que, dès son apparition, il claironne. Son apparence, et plus particulièrement son costume, lui permet de jouer avec une image qu’il a parfaitement élaborée. Et la belle originalité de sa composition est de s’appuyer sur le curriculum vitae de son personnage. C’est ainsi que ce qu’il a pu faire, ce qu’il a pu être avant d’atterrir en maison de retraite, se manifeste sans exposition verbale redondante. Sven Wollter joue avec cette image qui cherche aujourd’hui à se dérober à lui mais qu’il continue à vouloir vivace. Nous avons bien là un personnage attachant par tout ce qui a constitué sa vie et qui tend maintenant à s’évanouir, ce personnage empreint de superficialité ô combien sympathique, alors qu’il va devoir affronter plus de profondeur et de sincérité.

 

Nous le voyons, la dualité scénaristique rebondit sur les personnages qui doivent composer avec deux grandes facettes de leur charactérisation. Et c’est en cela que NOGLE HUS SPEJL définit des lignes de partage comme des fondements de nos choix de vie, comme des lignes de flottaison qui laissent apparaître autant que nous sommes prêts à montrer de nous-mêmes, comme autant de choses que nous sommes prêts à nous révéler sans nous mentir.

 

               NOGLE HUS SPEJL est plutôt plaisant à suivre, loin d’être aussi infâmant que les grandes fables humanistes du cinéma du réel. Et c’est déjà un pas énorme que d’avoir évacué toute forme de morale. Sans grand génie, il reste alors un film plutôt naïf de prime abord, de manière assez rafraîchissante, et puis complètement veule une fois le pathos installé sur le siège passager. Et le pathos c’est le tout sécuritaire. C’est-à-dire ce qui exempte tout type d’effort. A trop jouer avec le diable, la notion même de mise en scène est atomisée et le chantage à l’émotion imposé comme étalon-or. C’est la larme facile qui est l’opium du peuple, pas la religion.

 

Si l’esthétique de Michael Noer génère un souffle tout à fait adéquat pendant la première moitié du film, elle anorexise le reste du métrage. D’un côté, la place prépondérante accordée aux comédiens, avec une mise en scène totalement subordonnée, ce qui corrobore bien son extrême simplicité dont nous avons parlé plus haut puisque, dans les faits, elle se contente de capter tout bêtement. Et de l’autre, le scénario qui surgit comme s’il était besoin de venir à la rescousse du film (notez comme le montage n’a plus du tout la même fonction). On appelle cela se tirer une balle dans le pied.

 

               Dans ce grammage famélique d’options que Michael Noer utilise, s’apercevoir que certaines font mouche exactement de la manière souhaitée par le réalisateur rend le tout curieusement frustrant. A ne pas vouloir ouvrir le champ des possibles, c'est-à-dire refuser de se servir de toute la gamme de couleurs à sa disposition, Noer admet qu’il en garde sous la semelle. Et c’est probablement ce qui énerve le plus après avoir vu l’épatant R. Du coup, nous avons l’étrange sensation de participer plus à un film de commande qu’à une œuvre originale. Il manque le feu au ventre de Michael Noer, ce sentiment de nécessité qui innervait ses précédents films, cette absence qui pourrait faire croire que le système tente de le récupérer. Ce ne semble pas être le cas pour NOGLE HUS SPEJL, mais il est possible de voir le film comme une mise en garde que Noer se fait à lui-même : avec sa faux, la société récupère tout. L’image de la mort est un symbole, un symbole imposé par chaque société et sa culture. C’est elle qui décide comment se comporter face à la mort. C’est elle qui nie l’élan naturel. Il n’y a pas d’échappatoire.