ALLUMER LE FEU
Je n’avais pas prévu d’aller voir SAUVER OU PERIR. D’habitude je fais en sorte que rien ne me parvienne des films que j’ambitionne d’aller voir en salles. (Notez que « rien » équivaut ici au plus petit des possibles, car il est bien difficile d’arriver totalement vierge devant un film. Ce n’est pas parce qu’on est vierge qu’on n’a pas joué à touche-pipi avant.) C’est encore le meilleur moyen de ne rien attendre et, à fortiori, d’être surpris. La virginité des choses a cela de formidable qu’elle vous fait découvrir des univers insoupçonnés. Mais là, comme je n’avais pas prévu, de vagues échos résonnaient malgré moi dans mon subconscient, bien avant que je ne fisse le choix de SAUVER OU PERIR. Je savais donc pour Pierre Niney et Anaïs Demoustier, je savais pour la brigade des sapeurs-pompiers, je savais pour l’accident, je savais pour les brûlures au troisième degré, je savais pour le rôle à César, je savais pour le chemin de la reconstruction et je savais très bien que je pourrais écrire tout cela sans vous spoiler quoi que ce soit, puisque c’est déjà bêtement annoncé un peu partout, de la bande-annonce à la presse la plus spécialisée. Et ce n’est d’ailleurs pas vraiment la faute des médias, mais de la mise en production qui demande toujours un pitch qui en dise long sans rien dévoiler d’essentiel. Comme quoi, ce n’est pas toujours possible et souhaitable, mais c’est une autre histoire comme disait le poète-clown.
Je savais donc tout cela et c’est bien pour ces raisons que je n’avais nullement l’intention de me mêler à ce public. Déjà, je n’avais que moyennement apprécié le précédent long métrage de Frédéric Tellier (L’AFFAIRE SK1) qui fonctionnait mollement (il y aurait là un bon jeu de mots à faire avec DSK mais je ne m’abaisserai pas jusque-là). Or, il faut savoir remettre son ouvrage sur le métier et ne pas dire fontaine, puisque la raison du plus fort est toujours la meilleure. Malgré les multiples indices parsemés nous faisant craindre le pire, nous n’écoutons que notre petite voix professionnelle qui nous conseille d’aller vérifier sur pièces pour confirmer notre première intuition qu’il faut toujours suivre. Ça, ce n’est pas du professionnalisme, c’est de l’expérience. Sauf qu’une fois par décennie, notre intuition se trompe. C’est ce qu’on appelle l’exception qui confirme la règle. Et cela fait bien longtemps que ça ne s’est pas produit.
JE BRULE DE PARTOUT
Ça démarre sans préliminaires. Le vif de l’action et le drame en direct. La vie de sapeur-pompier, ce n’est pas facile tous les jours. Voilà ce qui ressort des premières scènes censées nous présenter Pierre Niney à travers son métier. Parfois, il sauve des vies le jeune homme, parfois pas. Il prend des initiatives, il console, il a le bon geste, il a les mots justes, il y croit jusqu’au bout, et bien sûr, tout drame l’affecte. A la vie, c’est pareil. Il cultive ses gros bras, il sait faire preuve d’humour, il a de l’empathie, il va de l’avant, il comble sa femme, c’est le gendre parfait. Ses collègues le révèrent et il aspire à de plus hautes responsabilités. S’il participe à un match de football, c’est bien évidemment lui qui inscrit le but. Bref, tout le monde l’aime et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Drôle de peinture de la réalité pour un film qui se veut réaliste. Car c’est ainsi que filme Frédéric Tellier. Tout est un peu brut de décoffrage. De la première scène qui nous plonge en plein milieu d’une séquence de réanimation, en passant par des moments de joie issus de la traditionnelle fête du 14 juillet dans la caserne des sapeurs-pompiers. C’est plutôt bien mené et assez plaisant. Pas vraiment emballant, mais cela se suit gentiment, en attendant que le bourreau fasse son œuvre et que Pierre Niney brûle de tous feux. Frédéric Tellier use d’un montage assez sec qui permet de passer d’une séquence à l’autre sans s‘appesantir. Cela lui permet de passer en revue de manière assez dynamique les différentes énumérations qui tiennent lieu d’exposition. Et ce n’est pas fini. Ça travaille joliment par ellipses. Généralement, le temps qui passe s’inscrit à l’écran par des cartons explicatifs : « Le lendemain », « Deux ans plus tard », « Pendant ce temps, à Véra Cruz »… Tellier fait l’économie de cet effet, ce qui est toujours une bonne chose. La saccade crée la surprise. Le spectateur aimera toujours avoir un temps d’avance sur l’action ou les personnages. Bien vu.
C’est grâce à ce dispositif assez simple mais savamment dosé que cette première partie reste alerte sans emporter complètement l’adhésion, mais elle a le mérite de poser les choses et de capter l’attention. Sans cela, le film aurait vite fait de tomber dans un esprit téléfilm de l’après-midi (comprenne qui pourra, n’ayant plus la télévision, je ne suis même plus certain qu’elle diffuse encore des téléfilms à ce moment de la journée). Il convient de s’attarder sur cette première partie (qui est en fait un prologue) car elle donne un ton, une humeur que l’on sait condamnée à l’avance. Le film énonce ici le grand principe de la brisure : l’après contre l’avant. C’est-à-dire confronter deux parties totalement opposées, chacune aux antipodes par leur dynamique ; montrer par contraste ce qui a été perdu et qui ne se retrouvera jamais. Bon. Finalement, pas grand-chose de neuf sous les sunlights, parce que pour faire mieux que THE DEER HUNTER, il va falloir se lever matin !
Donc, jusque-là SAUVER OU PERIR se suit allègrement sans enthousiasme dévergondé. La curiosité est piquée, l’excitation ne demande qu’à monter, et on se dit que l’envol peut dynamiter ces quelques promesses. Mais tout cela va se gâter après le moment qui va faire basculer la vie de Pierre Niney. Et il va nous falloir revenir sur ce début de film pour s’apercevoir qu’il contenait déjà les prémices de son renoncement. C’est bien simple, à partir du moment où Niney s’enflamme, le film prend l’eau et refuse de trouver son salut par la mise en scène. Par le procédé décrit précédemment de confrontation des parties, Frédéric Tellier oppose la mise en place d’un schéma tactique à l’absence de schéma tactique. Et il pense avoir une très bonne raison pour cela, nous le verrons un peu plus loin.
A bien y regarder, les maladresses se sont multipliées dès l’ouverture du film. Le réalisateur, nous l’avons dit, s’emploie à suivre le personnage interprété par Pierre Niney dans son quotidien, qu’il soit professionnel ou sentimental. Au lieu de poser un œil extérieur et d’uniquement rendre compte d’une réalité, il fait ce que font la plupart des réalisateurs qui utilisent le même procédé : il scénarise chaque séquence. Eh bien, ça, c’est ce qu’on appelle le cinéma de papa. Un cinéma daté, qui reprend des recettes éculées, loin des canons contemporains. Un besoin de créer de la microémotion ou des épiphénomènes là où il n’y en a pas besoin, du spectaculaire là où ce n’est pas nécessaire. C’est vu, vu, vu et revu. Non seulement c’est sans originalité mais c’est sans surprise. Convenu jusqu’au cliché. C’est tout l’opposé du travail d’Ulrich Seidl, pour ceux à qui cela dit quelque chose. Et pour ceux qui ne connaissent pas, n’hésitez pas à le découvrir vous comprendrez ce qu’est une approche moderne des faits. Qu’il réalise des documentaires n’étant en rien objectable. Gardons l’exemple de la toute première scène puisque nous la mentionnons précédemment. Pierre Niney réanime une dame âgée, et l’instant d’après il se retrouve à rassurer son mari. Comprenez bien qu’il y a là une utilité à scénariser tout ceci. Elle est issue d’une volonté d’attendrir et d’émouvoir. Suivez mon regard, clin d’œil, coude-coude.
Discernons ensuite un second faux pas : la prévisibilité du scénario par effet d’annonce. Et alors là, je rebondis sur ce que je disais en tout début d’article, assumant de dévoiler les différents moments charnières du film puisque celui-ci n’hésite pas à s’autospoiler durant tout le début. SAUVER OU PERIR n’a de cesse d’annoncer la grande catastrophe à venir. L’un des collègues de Pierre Niney (Vincent Rottiers) chute d’un toit lors d’une intervention. Trauma crânien. Direction l’hôpital. Comment l’apprend-on ? Par un coup de téléphone destiné à Pierre Niney. Le métier de sapeur-pompier c’est vachement périlleux, copain, le danger rode, tu vois bien, et c’est Pierre Niney qui est en ligne de mire. Ben voyons ! Tout en pastel ! Un peu plus tard, toute référence au feu est une alerte anxiogène qui nous prévient qu’il va se passer quelque chose d’important. De très important. Gyrophares allumés, panneaux fluorescents en tête de gondole, clignotants à tous les étages. Et si nous n’avons pas compris, la musique souligne avec forces accents tragiques le drame qui s’ourdit. Mêmes causes, mêmes effets, même utilité. La première lame soulève le poil, la deuxième arrache la peau. Nous l’allons voir à l’instant.
CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCEE
C’est maintenant qu’intervient Pierre Niney tout feu, tout flamme. Vous l’aurez compris, Niney il s’entraîne tous les jours, il est meilleur en tout, mais la première fois qu’il a affaire au feu, il fait office de méchoui. Ce n’est vraiment pas de veine ! D’abord, le réalisateur tue tout suspense dans l’œuf puisqu’il annonce une nouvelle fois le drame. Avant que l’inévitable advienne, Frédéric Tellier suit la petite équipe de sapeurs-pompiers qui arrive sur les lieux. On prend bien soin de les avertir que le feu il est vraiment terrible. Non mais terrible de chez terrible, mec ! Déjà des gros gaillards ont failli y laisser leur gaillardise. On en voit même certains cracher leurs poumons avec des mines de petites filles qui viennent de voir le loup. C’est dire que ce n’est pas juste un petit barbecue qui a mal pris, mais que c’est déjà du bel incendie de force 4 sur l’échelle d’Héphaïstos. Apparemment, même la Torche Humaine des 4 Fantastiques n’est pas venue sur les lieux par peur d’y laisser des étincelles. Mais Niney, lui, il n’a pas vu LA TOUR INFERNALE et il se jette à corps perdu dans les flammes. Avec tout ce qu’il peut brasser d’héroïque dans sa manière de gérer la situation. C’est lui qui va sauver ses collègues, qui permet de les évacuer et qui s’en va affronter seul le brasier. Evidemment, nous sommes dans la continuité de ce qui est déjà amorcé et que nous avons défini plus haut. Plus le personnage sera considéré comme héroïque, plus le drame qui l’affectera sera poignant et émouvant. De l’utilité de créer des artéfacts qui n’amènent rien scénaristiquement parlant. Néanmoins cela converge toujours vers le même point, que vous voyez désormais se dessiner et qui va nous occuper lors du dernier acte de notre démonstration.
Dès lors que la vie de Pierre Niney bascule, c’est conséquemment le film qui se lie de concert à son destin. Autrement dit, la disparition de toutes les composantes de la vie de Pierre Niney avant son accident s’accompagne d’une éradication des quelques velléités de mise en scène dont Frédéric Tellier avait fait preuve jusqu’à présent. Comme si cette mise en scène était subordonnée au train de vie du personnage. Ce renoncement est une déception car il signe l’arrêt du film, là où justement Tellier commençait à aborder son sujet.
LES GRIFFES DE L’ENNUI
A partir du moment où Pierre Niney se prend pour Freddy Krueger, exit l’énergie vivifiante, le montage un peu tendu, les ellipses foudroyantes… Le rythme semble épouser la torpeur du personnage principal, et finit par s’engouffrer dans une revue de scènes d’un conformisme à pleurer. Non seulement le film ne fait preuve d’aucune audace scénaristique, mais il ne nous offre pas non plus d’introspection des personnages. Nous suivons là un parcours bêtement chronologique : accident, hôpital, affres de la famille, réveil de Pierre Niney, découverte de son corps, souffrance, rééducation, parcours du combattant, pause pipi si vous avez besoin vous n’allez rien rater, déprime, retour à la maison, pleurs de la mère, déni, acceptation, vivre avec, regard des autres, rédemption, discours plein d’optimisme, bref, tout y passe. Je veux dire tout ce que nous sommes en droit d’attendre, dans la mesure où nous sommes capables d’imaginer qu’un tel parcours de vie doit à peu près ressembler à ce qui nous est présenté là. Finalement, le scénario de SAUVER OU PERIR c’est vous, c’est moi, c’est tout un chacun qui est capable de l’élaborer, et c’est pour cela que je persiste à affirmer qu’il n’est en rien original et moderne. En 1995, Michael Winterbottom a fait un très chouette film dans lequel Robert Carlyle apprend qu’il souffre de sclérose en plaques (GO NOW, N.D.L.R.) De la même manière, sa vie change radicalement, mais WInterbottom s’occupait ici de traiter plus intensément les circonvolutions intérieures de ses personnages, pour aboutir à des préoccupations beaucoup plus proches des personnes, de la réalité, de la contemporanéité. Et notamment au sujet de la sexualité du couple, ce qui lui permettait d’aborder la cruauté de la situation. Prodigieusement évité dans SAUVER OU PERIR. A force de vouloir préserver ses personnages (dans le but évident de préserver pareillement le spectateur), Tellier s’interdit d’emmener son film sur des rivages plus ténébreux, plus sombres (cruauté, noirceur, inéluctabilité, ambivalence… c’est-à-dire tout ce qui pose question), et donc plus contrastés, plus subtils. C’est bien cela qui fait la modernité de traitement d’un sujet, lorsque qu’on amène chez un personnage une capacité de s’exprimer et d’agir en dehors de ce que la société préconise, ou de l’attitude que chacun attend de la part de ce personnage. Œuvrer selon son propre ressenti, même s’il n’y a pas de quoi être fier, même si c’est bas, même si c’est dur, même si c’est culpabilisant, même si c’est lâche et injuste. Mais dans tous les cas, il y a de fortes chances que ce soit beaucoup plus en rapport avec ce qu’il se passe dans la réalité. Dans SAUVER OU PERIR, c’est parfois abordé mais toujours à bon compte. Je pense notamment à la scène qui se déroule dans un café, où Anaïs Demoustier fait part à Sami Bouajila de son désœuvrement. Eh bien ici comme à chaque fois, c’est immédiatement récupéré pour pencher du côté de la bonne action et des bons sentiments. Car tu comprends, camarade, la vie est une épreuve et chacun doit l’affronter avec courage et bravoure. Et si tu te dis ça tous les matins en te levant, non seulement tu verras que ça va t’aider, mais en plus tu seras récompensé le jour du Jugement Dernier. Voilà à peu près où nous en sommes. C’est d’une naïveté confondante ! Naïveté qui s’exprime jusqu’à la sortie de l’hôpital où tout le personnel encadrant est venu entourer Pierre Niney et lui faire un dernier adieu avec un énorme sourire aux lèvres qui signifie : « T’es sur le bon chemin, gars ! » Eh bien tout cela, c’est encore et toujours une perception ancienne et inconséquente de ce type de sujet. Nous sommes dans une représentation héroïque déconnectée de la réalité, où le politiquement correct prend constamment le dessus et où les bons l’emporteront toujours. Une sorte de vision unique où la simplicité est le mot d’ordre, et l’équivoque n’a pas sa place.
De facto, SAUVER OU PERIR se rapproche bigrement d’un western hollywoodien des années 50. J’entends par là que son approche des choses surannée rappelle étrangement cette époque où le western véhiculait ce genre de conceptions, juste avant qu’il ne décline. C’est alors qu’il était parti se renouveler en Italie, trouvant là des personnages plus complexes, parfois plus noirs, des cowboys qui crachaient, qui éructaient, qui n’œuvraient que pour l’argent et non pas pour défendre la veuve et l’orphelin etc. Voilà comment la réalité entrait dans un genre pourtant peu réaliste (j’irais même jusqu’à dire abstrait), et qui lui permit de revenir ensuite aux Etats-Unis chargé de cet historique, pour rompre définitivement avec l’ancien modèle et proposer des œuvres plus nuancées (PAT GARRETT AND BILLY THE KID, SOLDIER BLUE, MCCABE & MRS. MILLER...) Eh bien c’est cette approche désuète (pour ne pas dire pompière) que SAUVER OU PERIR n’arrive à pas dépasser.
Voilà donc le principal écueil dans lequel tombent les films qui traitent de la maladie (il s’agit plutôt d’un accident dans SAUVER OU PERIR, mais nous devons les regrouper dans la même catégorie puisque les effets recherchés sont exactement les mêmes). Un des exemples parmi les plus récents est l’ignoblissime LA GUERRE EST DECLAREE de Valérie Donzelli. Mais THE FAULT IN OUR STARS ce n’était guère mieux, et PHILADELPHIA c’était déjà la même chose, mais aussi LOVE STORY, STILL ALICE, BRAIN ON FIRE etc. Grosso modo, le message asséné étant le suivant : « La maladie c’est pas cool » ou : « La mort ça craint ». Tu parles d’une révélation ! Que de la profondeur et de la nuance ! En comparaison, il est intéressant de noter comment David Lynch abordait la thématique dans ELEPHANT MAN, Felix van Groeningen dans THE BROKEN CIRCLE BREAKDOWN, Akira Kurosawa dans IKIRU ou encore Michael Haneke dans AMOUR. Il y a chez eux une manière de décaler la narration qui ferait presque oublier que la maladie est le principal enjeu. Parce qu’en faisant de la mise en scène ils refusent de laisser tout pouvoir à la maladie pour faire pleurer vaille que vaille.
(SE) SAUVER OU PERIR
Concrètement, si Frédéric Tellier capitule c’est parce qu’il octroie les pleins pouvoirs à la tragédie, charge à elle d’émouvoir le spectateur. Elle se manifeste par une omniprésence à l’écran, exploitée sous toutes ses coutures (le personnage qui la subit, ses rapports avec sa femme, l’impuissance de sa famille, le regard des uns, la surcompassion des autres etc.) C’est bien là le problème. La surcharge émotionnelle est priée d’innerver tout le film, comme si le réalisateur croyait qu’elle était suffisamment forte pour déclencher à elle seule des réactions lacrymales au cours de chaque séquence. Voilà à quoi en est tenu le spectateur. Tout n’est que recherche de pleurs et d’attendrissement. Sauf que ce n’est pas du boulot, ça ! Evidemment que ce qui arrive à Pierre Niney est triste ! Il faudrait être la dernière des ordures pour ne pas être ému. Mais ni le réalisateur ni le film ne travaille à cela. C’est comme si vous filmiez quelqu’un qui raconte une histoire drôle. Evidemment que le public va rire. Mais c’est la blague qui est drôle, pas la personne. Ici c’est pareil : ce n’est pas le film qui est poignant.
Alors, vous me direz que le but d’un film c’est quand même de faire ressentir des émotions aux spectateurs. Alors que ce soit des pleurs ou autre chose… Soit. Encore une fois, je le redis : il faut ne pas avoir de cœur pour ne pas être touché par une telle histoire. Je trouve formidable que certains sortent tout bouleversés de tel film larmoyant. Je trouve ça superbe que d’autres prennent leur pied devant n’importe quel Vin Diesel ou Sylvester Stallone. Et tant mieux si d’autres encore s’emballent après la vision du nouvel HARRY POTTER VS. CASSE-NOISETTE – LE ROYAUME DES RELIQUES DU TEMPS PERDU – PARTIE III : REDEMPTION. Vraiment, je suis sincère quand je l’écris. Le cinéma c’est fait pour cela, et personne n’a le droit de nier vos émotions. Par contre, ce qui me paraît inacceptable c’est la manipulation. Mais pas n’importe laquelle. Avant toute chose, entendons-nous bien, car la manipulation a mauvaise presse. Cependant tout le monde manipule tout le monde, tout le temps. La manipulation c’est faire en sorte qu’une personne agisse de la façon dont elle n’aurait pas agi naturellement. J’ai déjà vu des parents qui voulaient faire entendre raison à un enfant colérique et borné, faire preuve de manipulation. Et à juste titre. Cet enfant voulait traverser sans regarder une route très fréquentée, pour aller jouer de l’autre côté. Personne ne pouvait sérieusement laisser agir ce gamin selon son allant naturel ! Autre exemple : je peux vous assurer que la femme qui partage ma vie actuellement, quand je l’ai rencontrée il y a quelques années, elle n’a pas été attirée naturellement vers moi. J’ai dû m’y prendre à plusieurs reprises pour lui montrer que je méritais toute son attention. Je l’ai manipulée, oui. La séduction c’est de la manipulation. Par contre, je lui ai toujours laissé son libre arbitre. Eh bien, ne faites pas trop les surpris, les copains, car au plus profond de vous, vous le savez : le cinéma aussi c’est de la manipulation. Sur le tournage de JAWS, Steven Spielberg savait très bien qu’une bouteille d’oxygène n’explose pas quand on lui tire dessus, mais il a fait le choix tout à fait conscient d’en mettre une dans la gueule du requin et de terminer son film sur cet effet. Tout est faux et on vous fait croire que c’est vrai. Et quand c’est honnête et sincère, vous savez quoi ? Ça marche !
Frédéric Tellier, lui, n’est pas honnête. Il n’est pas honnête parce qu’il ne nous laisse pas notre libre arbitre. Il avait développé une première partie de bonne facture, usant d’une grammaire qui tenait encore les rênes de l’entreprise. Tout cela laissait entrevoir un élan, une énergie qui n’avait pas grand-chose à nous vendre, mais c’était propre et carré, bon sang ! Un cinéma qui pouvait s’apparenter à la dynamique un peu rêche d’un film comme POLISSE, ou à l’efficience du cinéma de Kechiche. Sans en atteindre la dimension, loin de là même, il y avait au moins l’effort d’avoir ce cinéma d’auteur en ligne de mire. Seulement lorsque la vie de Pierre Niney bascule, SAUVER OU PERIR vire du tout au tout. Le rythme se distend, le montage n’impulse plus aucune dynamique, la narration se traîne péniblement, et ce qui est inexcusable par-dessus-tout : la liquidation pure et simple du personnage principal. Puisqu’il lui est impossible d’aller exploiter en profondeur les atermoiements internes de ses personnages, Tellier cède à la facilité et n’a en tête qu’une seule chose : faire chialer dans les chaumières. Je ne lui demande pas d’être Bergman, mais juste de fouiller son sujet, de dresser un portrait psychologique, de s’exprimer de manière artistique, et même s’il n’y arrive pas, ne serait-ce que de tenter ! Soyons justes tout de même, il y a une scène vraiment intéressante (quoiqu’un peu courte) sur le questionnement intérieur des personnages, c’est celle entre Pierre Niney et Anaïs Demoustier qui se déroule sur un pont qui surplombe une gare. Sinon, ce n’est que mine d’enterrement pour lui et doute perpétuel pour elle. Bravo l’évolution des personnages ! Allez faire de la direction d’acteurs avec ce peu de matière ! Ce n’est pas qu’elle soit aux abonnés absents comme tout le reste (la direction d’acteurs), mais plutôt en sous-régime. Et pourtant, en optant pour la sobriété, les comédiens s’en sortent très bien. Pierre Niney mériterait d’avoir plus de chair sur son os, mais sa justesse rend parfaitement sa douleur. Anaïs Demoustier, elle, n’est jamais aussi bien que dans ce genre de rôle qui demande précision et subtilité. Elle hérite d’un personnage complexe, constamment entre deux lignes de conduite. Elle est vraiment d’une grande finesse dans la scène du pont. C’est évidemment comme cela qu’il faut l’employer et non pas comme ceux qui lui demandent extraversion et emphase. Suivez mon regard ou relisez plus haut (un indice vient de s’afficher sur votre écran). D’autres petits rôles sont aussi très bien. Je pense à Elisabeth Commelin ou Vincent Rottiers, même si, comme tous les autres, ils sont bridés voire muselés. Sami Bouajila m’a paru trop sage dans sa composition bien sous tous rapports. C’est l’inconvénient de baigner dans le cliché d’un personnage, cela demande d’avoir un rapport physique en décalage avec celui des mots à jouer. Et ce n’est pas facile.
Malgré l’engagement que mettent les comédiens et qui ferait presque illusion, il est impossible d’omettre le manque flagrant de mise en scène. Alors quelle position devient celle de Frédéric Tellier s’il n’occupe plus le fauteuil de réalisateur ? En fait, il s’est relégué à un poste qui n’est pas très reluisant, vous allez le découvrir.
Comme la transition entre la première et la deuxième partie est extrêmement nette et marquée, il n’est pas possible de conclure à un manque de travail ou à un amenuisement d’idées artistiques. Il n’y a donc qu’une autre possibilité : il s’agit d’un choix raisonné. A partir du moment où Frédéric Tellier fait ce choix d’abandonner sa mise en scène, il le fait au profit du mélo le plus crasse, au profit de la larme facile, au profit de la dictature des émotions. Son but annoncé c’est de faire couler un maximum de larmes et de s’en mettre plein les fouilles. C’est la logique du capitalisme. C’est cynique et immoral. C’est dégueulasse.
L’exécution du personnage de Pierre Niney dont nous parlions plus haut, synthétise parfaitement comment le réalisateur vend son film au plus offrant. Nous avions là un personnage qui était plein d’entrain, plein de vie, qui se donnait les moyens de réussir et de prouver, et soudainement, toutes ses caractéristiques s’effacent pour ne ressurgir qu’à la toute fin du film. Comment trouver à redire à cela ? Impossible de ne pas trouver juste et crédible ce genre de situation suite à la dépression que subit Pierre Niney. Qui trouverait anormal de ne pas être affecté lorsque son visage est défiguré ? Mais cet état de fait a bon dos. Son utilité est une fois de plus de rester le plus longtemps possible la composante majeure de l’état de Pierre Niney. Plus de souffrance pour plus de larmes. Et le problème c’est qu’il n’y a pas d’alternative possible. Nous l’avons dit, le catalogue des situations que vit Pierre Niney après son retour à la vie n’est qu’une revue exhaustive de tout ce qu’il est possible d’imaginer, un enfilage de perles que tout le monde n’aurait aucun mal à deviner. Pas de surprises. Donc, nous savons parfaitement qu’il n’y aura pas d’échappatoire fatal pour Pierre Niney. C’est évident et limpide. Il est inconcevable qu’il se suicide. La scène de la balance sur le balcon est tout simplement hors de propos, du moins au niveau du suspense qu’elle essaie de faire jaillir. Pire, c’est une scène qui a l’effet inverse de celui qu’elle cherche à susciter : le spectateur se plaît à souhaiter que Pierre Niney tombe vraiment de la rambarde. C’est un effet bien connu et qui, je pense, a dû vous arriver à plusieurs reprises. Lorsque les événements se déroulent de manière attendue, que les clichés s’empilent, et que tout nous paraît conventionnel et téléphoné, plein de bons sentiments et d’idées éloignées de la réalité, alors il arrive qu’en tant que spectateur nous souhaitions qu’il arrive un vrai malheur au héros, il nous arrive de souhaiter que, pour une fois, ce soit lui qui perde et le méchant qui gagne. Enfin il se passerait quelque chose d’un peu différent, qui sortirait des sentiers battus ! Enfin il y aurait un petit grain de sable pour venir enrayer la machine, ce petit quelque chose qui prouve que tout ne se déroule jamais véritablement comme prévu. C’est un phénomène normal et très sain puisqu’il appelle un rééquilibrage des pouvoirs, un réajustement de la vision des choses. Et c’est précisément ce qu’il se produit avec SAUVER OU PERIR. A aucun moment nous ne pouvons dire que ce dont nous parle le réalisateur n’est pas juste. Les logiques des personnages et des situations semblent réellement justes. Qui plus est, la mention « Inspiré de faits réels » garantie l’authenticité ! Tu m’étonnes ! Alors si les tests le prouvent… Quelle arnaque que ce fameux label rouge cinématographique brandi comme un doigt pointé vers toi, spectateur, qui te désigne à tous pour te faire honte si tu n’as pas versé assez de larmes, si tu n’as pas marché dans la combine. Alors OK, c’est peut-être bien vu sur le papier, scénaristiquement. Peut-être qu’on sent le soin apporté pour que rien ne dénote par rapport à ce que nous sommes en droit d’imaginer d’une telle situation. Peut-être que tout s’est exactement passé comme cela. Peut-être que tout est juste. Mais ce qui est sûr c’est que rien n’est vrai.
Je n’ai aucune compassion pour Frédéric Tellier. J’arriverai toujours à défendre les pires ratages d’un cinéaste qui mouille sa chemise, qui s’efforce, qui remet cent fois le couvert, mais jamais je ne pourrai cautionner celui qui nous vend autre chose que ce qu’il nous promet. Car cela converge obligatoirement vers la manipulation la plus abjecte, celle qui ne veut pas dire son nom mais qui se drape bel et bien sous les caractéristiques du mensonge et de la trahison. Oui, Frédéric Tellier est un sacré loulou. Les méthodes qu’il emploie sont à 10 000 lieues de considérations purement cinématographiques. Quand on annihile toute possibilité de réflexion on bloque toute possibilité d’avancer sur un sujet en faisant évoluer le débat par de nouvelles idées. C’est pour cela que les grands sujets seront toujours abordés au cinéma. Ils évoluent au même rythme que la société, par les nouvelles approches qui en émergent. Mais lorsqu’on les fige dans le temps, lorsqu’on leur refuse toute confrontation d’idées, lorsqu’on supprime toute considération critique, non seulement on devient un conservateur pur jus, mais aussi on refuse toute réflexion au spectateur, et le terrain est alors préparé pour ne lui imposer qu’une seule vision des choses. On dit que lorsque l’arbitraire devient un absolu, ce qui s’ensuit n’est jamais bon…
SAUVER OU PERIR c’est l’envahissement de l’Irak, c’est Monsanto, c’est Napoléon qui crée la Banque de France, c’est l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, c’est le Journal de 20 heures, c’est Bill Clinton qui nie toute relation sexuelle avec Monica Lewinsky, c’est le nuage de Tchernobyl, c’est le référendum français de 2005, c’est Margaret Thatcher, et même bien plus encore jusqu’au point Godwin. Alors, que ce film fasse se déplacer autant de spectateurs dès sa première semaine d’exploitation me paraît louche et préoccupant. Comme quoi nous sommes encore et toujours prêts à gober n’importe quoi et à suivre n’importe qui.