On ne va pas au cinéma pour apprendre des choses. Point final.
Cependant, le cinéma a cette capacité de nous informer, de nous renseigner, de nous faire savoir. Que ce soit involontaire ou non, certains faits nous apparaissent parfois sous un nouveau jour, certains éléments de culture générale nous sont transmis, voire même de nouveaux horizons peuvent s'offrir à nous. Mais en aucun cas le cinéma a en charge l'éducation des peuples. Cela n'est pas dans son essence. Nous faisons ici état d'une disposition, pas d'une fonction. Eduquer n'a aucun intérêt artistique. Nous voulons dire par là que cela peut se retrouver dans l'écriture ou la musique, par exemple. Si le cinéma ne peut pas se différencier de ces autres arts par ce biais, c'est bien parce que ce n'est pas comme cela qu'il se définit. Ce n'est pas son but, ce n'est pas ce qui le caractérise, ce n'est pas sa dimension artistique.
Eduquer, c'est nul, cinématographiquement parlant. C'est l'écueil principal qui empêche aujourd'hui les documentaires d'être autre chose que des reportages. Nous tombons dans la qualité la plus télévisuelle qui soit. C'est une ribambelle de sujets écologiques, politiques ou économiques qui envahissent continuellement les écrans jouant à fond sur l'effroi et le sentiment d'injustice. Ceux qui surnagent se posent évidemment d'autres questions que celles de l'information en tout et pour tout. Citons CITIZENFOUR qui ne pouvait révéler rien de nouveau sur l'affaire Edward Snowden.
Le documentaire n'est donc pas le genre qui nous passionne le plus au cinéma. Alors, quand débarque un documentaire musical, il n'a pas l'intention de nous vendre sa science, à condition que ce ne soit pas un biopic. D'ailleurs, c'est souvent pour cela que les biopics sont insupportables : ils se conduisent exactement comme des documentaires, enfin des reportages si vous suivez. Et il faut bien avouer que dans la catégorie documentaire musical, nous trouvons de belles choses pour qui prend la peine de chercher. WOODSTOCK reste une immense référence, mais dans un style plus étonnant voire plus fictionnel (si!), je vous conseille le DIG ! d'Ondi Timoner, sorte de remake inconscient de « Strange case of Dr Jekyll and Mr Hyde ». Plus récemment, il serait vraiment dommage de passer à côté du solaire WHEN YOU'RE STRANGE de Tom DiCIllo, ou des phénoménaux COBAIN : MONTAGE OF HECK et EAT THAT QUESTION : FRANK ZAPPA IN HIS OWN WORDS pourtant conditionnés façon biopic, comme quoi ! Pour le coup, dans ce dernier, nous apprenons énormément de choses pas sur Zappa en lui-même, mais c'est sa manière de se comporter, d'être, de penser, qui sollicite notre esprit plus que n'importe quel programme de l'Education Nationale. Je vous laisse le découvrir, c'est un film terriblement excitant et stimulant.
THE STONE ROSES : MADE OF STONE, c'est pour nous l'occasion de faire la rencontre de ce groupe que nous ne connaissions pas. Certes, nous en avions bien évidemment entendu parler, mais cela fait partie de nos lacunes musicales, nous n'avions jamais écouté leurs albums pas plus que nous ne nous étions penchés sur leur carrière. Et donc, c'est à partir de ce constat que nous pouvons continuer l'élaboration de la pensée que nous avons commencée dès le début de cet article, et dire que c'est ainsi que nous préférons substituer la curiosité à l'apprentissage. Soyez curieux, c'est le meilleur moyen de s'enrichir. C'est en étant curieux qu'on apprend. Et c'est ainsi que ce documentaire nous est apparu comme le meilleur moyen pour s'intéresser enfin aux Stone Roses.
C'est Shane Meadows qui s'occupe de la réalisation. C'est à lui que nous devons le fort sympathique THIS IS ENGLAND, il n'en faut pas moins pour finir de nous convaincre.
Première séquence, et là, nous nous disons que le Shane n'a pas calqué son docu sur les parangons en la matière et cherche plutôt un axe original, une vision particulière de la chose. Il y aurait du signifiant et une vraie réflexion au lieu d'une simple monstration que cela ne nous étonnerait pas. Rompons le suspense tout de suite et avouons que ce n'est pas équipollent à la profondeur et à la dimension du documentaire sur Frank Zappa dont nous parlions précédemment, mais il n'empêche qu'il semble évident que Meadows n'est pas là pour se la jouer compilation des meilleurs tubes et accès backstage dans le secret des dieux. C'est déjà ça.
Lors de cette première séquence, la caméra suit Ian Brown (le chanteur des Stones Roses, N.D.L.R.) qui passe entre la scène et la fosse, juste devant les barrières de sécurité. Il touche quelques mains, contente les fans qui hurlent leur satisfaction (recoupement linguistique : musique, les Stones, tout ça, comprenne qui pourra), puis se saisit du téléphone de l'un d'eux, se filme, filme le public, filme la scène, et rend à César ce qui lui appartient. Tout cela au ralenti, suffisamment longtemps pour signaler au spectateur l'importance de cette scène, qui sera mise en rapport avec un dialogue sur le rapport à l'image et au son, un peu plus tard. Pour l'instant, il n'est question que de rapport au bonheur. Et pour en parler, le réalisateur convoque Alfred Hitchcock, au cours d'un entretien audio où il donne sa définition du bonheur. Là encore, nous ne le comprenons pas tout de suite, mais le parallèle est évident avec la carrière du groupe. Le plan est plutôt chouette et la combinaison avec l'interview d'Hitchcock tout à fait déconcertante. Si nous pensions assister à une captation de concert, il va nous falloir revoir nos ambitions à la hausse. En quelques secondes le ton est donné, l'attention est demandée, Meadows se met sur la bonne ligne et nous informe que seuls quelques leviers de mise en scène permettent d'éloigner le documentaire du reportage. Même s'il ne réussit pas son pari tout au long du film, il se bat avec les armes du cinéma, et c'est toujours ça de pris.
Ce qui est sûr c'est que, d'entrée, ça ne chôme pas, et qu'il va nous falloir une bonne heure et demie pour appréhender ce groupe, son histoire et le pourquoi du documentaire, pour entrevoir la signification de ce surprenant mélange.
Après le générique de début, les choses rentrent plus ou moins dans l'ordre et nous retrouvons un savoir-faire déjà rencontré à maintes reprises. Le choix porte sur une opposition censée se faire confronter une dynamique ancienne face à celle d'aujourd'hui. Avant d'être plus explicite, il faut bien écrire que le véritable déclencheur du documentaire c'est l'annonce de la reformation du groupe. C'est ce qui a décidé Meadows à suivre le groupe dans sa refonte en vue d'un concert à Heaton Park (et plus si affinités). Probablement poussé par son engouement personnel, il est très clair qu'il n'a d'autre objectif que de faire un reportage et advienne que pourra (nous allons revenir plus tard sur le sens qu'il donne à son film en cours de route). Pour l'heure, Meadows se contente de tourner en compagnie des Stone Roses. Et comme sa principale préoccupation est de faire de la pellicule, il ne lui reste plus qu'à se reposer sur son talent et sur son équipe technique ou à espérer qu'il se passe quelque chose de singulier sous l’œil de sa caméra.
Les joyeux drilles se retrouvent. Ils annoncent leur reformation. Ils commencent à répéter. Le film s'accorde tant bien que mal à faire le point sur quelques moments assez anodins et, il faut bien le dire, il n'y a rien d'exceptionnel à filmer. Les membres du groupe sont dans leurs petits souliers. Ils se retrouvent avec une grande complicité. Nous sentons le vécu commun, l'humour collectif, le lien sous-jacent qui ne sait plus lui-même de quel ordre il doit être, l'envie de refaire quelque chose ensemble, d'oublier le passé, d’œuvrer pour la musique, une petite vanne par-ci, un petit clin d’œil par là. Dans l'ensemble, tout le monde se tient bien et tout cela ne rend pas l'aventure forte en émotions ou en péripéties. Eh bien qu'à cela ne tienne. Puisque Meadows est obligé de composer avec le matériau qu'il a à disposition, voici l'occasion de montrer ce que sont vraiment les Stone Roses.
Ce qui frappe de prime abord, c'est l'absence de rock n' roll. L'esprit rock, celui que les groupes diffusent et entretiennent, c'est de la pose, ni plus ni moins. Dans le rock, il y a la musique, bien évidemment, mais son corollaire c'est la légende, tout aussi importante sinon plus. Les groupes construisent de manière concertée leur légende. C'est le décorum qui reste une fois que la musique est écoutée. Ce sont ceux qui cassent leurs instruments sur scène ou ceux qui vandalisent les hôtels. Il y a la drogue, il y a le sexe, il y a le fric, il y a la démesure et il y a le look. Cela fait partie des clichés que le genre véhicule. Un cliché qui s'inscrit pourtant dans une réalité vérifiable. Si je vous dis Elvis Presley, Jim Morrison, Angus Young ou Johnny Hallyday, un style vestimentaire va forcément s'imposer à votre esprit. Cela fait partie de la panoplie et ce n'est pas exclusif au rock n' roll. De Cure à Mylène Farmer, tous ont savamment étudié leur image. Il y a des personnalités et il y a des concepts. Et l'image du cool n'est pas évidemment pas la même selon les publics !
Eh bien ça, c'est la première chose qui saute aux yeux : les Stone Roses n'ont absolument pas l'air rock n' roll. Ils n'ont rien de rock ni dans l'attitude, ni dans la parole ni dans la dégaine. Les mecs sont sapés comme les plus illustres inconnus que vous croisés en bas de chez vous. Mani, le bassiste, se fait chambrer pour son t-shirt bariolé, pas du tout à l'image des canons du rock. C'est évident qu'ils sont à cent lieues de tout ce folklore (Liam Gallagher qui débarque en plein film fait d’ailleurs figure d'extraterrestre). Ils n'ont ni l'arrogance ni l'insolence de certains. Pas d'exigences, pas de caprices, pas de provocations, pas de folie des grandeurs, pas d'égo démesuré. Rien de tout cela devant la caméra de Shane Meadows. En fait, vous savez quoi ? Ils donnent l'impression de s'être sacrément embourgeoisés, les cocos ! Et ils veulent remettre le couvert sur scène après presque 20 ans ? Où se cache le rock ? Donde esta el rock n' roll ? C'est bien après cela que semble courir Shane Meadows. Et c'est intéressant car il commence son film sans savoir de quoi il sera fait. Dans cette démarche très godardienne, il prend même le parti de se filmer dans son inaptitude à fixer des lignes directrices. Alors, pour casser le balisage imposé par le concert d'Heaton Park en ligne de mire, il s'en va chercher ailleurs des confluences, et utilise des images d'archives pour faire de l'exposition. Comme nous ne savons pas vers où nous embarque Meadows, nous voilà à songer à un film qui se sert du passé comme des retours en arrière nostalgiques. Placés stratégiquement, il seraient là pour se rappeler aux bons souvenirs de la période, et comme c'était bien avant, et ça avait de la gueule notre musique, et nous voilà bien cons de ne pas avoir su apprécier ces moments à l'époque etc. Sauf que ce n'est pas du tout cela qui se produit. Shane Meadows a déjà commencé a s'orienter et à casser la neutralité de ses images. Il va se servir des archives pour faire un vrai travail de montage en les juxtaposant avec le groupe qui renoue chronologiquement avec sa musique. Et c'est bien joué car, ce faisant, il remplit petit à petit ce vide de presque vingt ans qui correspond à la séparation du groupe, et crée une sorte de pont entre ces deux moments temporels si loin, si proches. Cette réunification crée des ellipses temporelles qui rapprochent plus qu'elles ne séparent. Un peu comme si tout était dans la continuité, dans le même ordre d'idée, la suite logique d'un mouvement qui ne s'était jamais arrêté. En d'autres termes, Shane Meadows tente ce défi un peu fou de faire comme si la séparation n'avait jamais eu lieu et que tout changement n'était qu'une évolution d'ordre naturel.
Shane Meadows donne naissance à une espèce monstre pas du tout monstrueux, mais tout à fait stupéfiant par l'étrangeté de sa composition. Pour le profane qui ne connaît rien aux Stone Roses (c'est-à-dire nous), qui ne sait même pas à quoi ils ressemblent, l'expérience est tout à fait sidérante. Les Stone Roses n'ayant plus grand-chose à voir avec ce qu'ils étaient dans les années 80, n'était-ce que leur physique, nous avons très nettement l'impression d'avoir affaire à deux groupes distincts. Avec un peu plus d'humour, le film pourrait presque s'aventurer sur les pistes du faux documentaire façon THIS IS SPINAL TAP. Ce groupe qui tente de revenir sur ses bases et de relancer la machine fait curieusement penser à cette citation de Karl Marx dans « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » : « Hegel fait remarquer quelque part que tous les faits et les personnages ayant eu une importance capitale dans l'histoire du monde arrivent deux fois. Il oublie d'ajouter : la première fois sous forme de tragédie, la seconde sous forme de farce. » La comparaison est probablement un peu trop forte, il n'empêche que la séparation du groupe a ouvert un gouffre dont on ne sait pas trop si c'est pour son bien ou pour son mal. A chaque fois que le montage met en avant cette suture, nous participons nous-mêmes à l'interrogation d'un parcours mis dans l'ombre, cette part de mystère qui ne nous sera jamais dévoilée, et qui recèle le secret de deux groupes dont les différences valent autant que les similitudes..
Le film n'est jamais autant pertinent que lorsque que lorsqu'il exploite cette fissure temporelle. Tout comme il serait possible de faire le même exercice avec un groupe qui n'aurait pas splitté, et de faire le même collage entre ce qu'ils étaient à leurs débuts et ce qu'ils sont devenus, en omettant bien évidemment ce qui se situe entre. Or, là où l'évolution devient compréhensible avec ce groupe puisque son activité permet de comprendre son cheminement, avec les Stone Roses, Shane Meadows se trouve avec à une inconnue face à laquelle il ne pourra pas apporter de réponse définitive. La seule conclusion à laquelle il arrive c'est que les groupes sont toujours vivaces même après leur séparation..
Ce qui est intéressant avec THE STONE ROSES : MADE OF STONE c'est le double caractère qu'il revêt. D'abord, si nous nous attachons purement au filmage du groupe, nous nous apercevons très vite comme nous l'avons déjà mentionné, que Shane Meadows n'a pour ainsi dire rien de passionnant à se mettre sous la dent. Alors il joue un peu avec les formes, emploie le noir et blanc, s'amuse avec le split screen, ce qui permet d'éviter une certaine monotonie, voire une certaine mélancolie issue de l'énorme gâchis qui transparaît. Mais c'est surtout avec le montage qu'il emporte le tout. C'est passionnant de regarder comment il construit son film au fur et à mesure dans la salle de montage, alors que rien de tout cela n'est montré. Mais les intentions se dévoilent petit à petit et montrent comment à partir de trois fois rien il parvient à faire de son film bringuebalant, un tout autre documentaire que celui annoncé.
Le résultat de cette aventure polymorphe offre une vision assez schizophrène du groupe et, à dire vrai, le produit fini donne à voir tout autre chose. Le parti pris ne parvient jamais à effacer la rupture et c'est assez marrant de voir à quel point le groupe est méconnaissable. C'est sûrement là que Meadows a senti qu'il fallait rapprocher le passé du présent pour toucher à ce qu'il reste du groupe, à cette chose essentielle qui n'a pas pu disparaître et qui les a poussés à se reformer. Ce qu'on appelle la flamme. Cette chose qui semble pourtant avoir disparue dans les répétitions que filme Meadows. Le groupe semble s'être reformé sur l'image qu'il a laissée, sur l'envie de refaire comme avant, en ne repensant qu'aux bons moments, à cette sacrée musique qui les poussait à dire qu'ils étaient le plus grand groupe du monde. Car, dans les années 80, les Stone Roses n'étaient pas habillés différemment, mais prononçaient leur rock n' roll avec force expressions prétentieuses et attitudes arrogantes. Le décorum battait son plein. La panoplie n'était pas forcément chargée mais la flamme laissait surgir l'instinctif, la rage (la scène de vandalisme chez leur producteur), c'est-à-dire tout simplement l'émotionnel. Et le temps qui passe permet cette maîtrise. Il permet de mettre de côté les erreurs et les manques. Il permet de nourrir à nouveau ce lien qui avait rassemblé ces membres. Et parce qu'il permet tout cela, Shane Meadows nous emmène, grâce à un montage convergent, vers cette flamme, ce feu intérieur si bien caché, qui se dévoile au détour d'un morceau, sur scène, à Heaton Park, dans le brio et la virtuosité de l'interprétation de « Breaking into heaven ». Cette musique qui avait été reléguée au second plan pendant tout le film, s'empare ici des membres, du public, des spectateurs pour s'affirmer comme un lien immortel, impossible à dévoiler autrement parce que trop rare et trop fragile.
Parce que Shane Meadows ne filme pas le concert pour en faire une démonstration brillante et irréprochable (comme a pu le faire Martin Scorsese dans SHINE A LIGHT), il obtient en point d'orgue ce chaînon manquant qu'il recherchait depuis le début, à savoir ce pouvoir évocateur de ce qui aurait pu faire de ce groupe le plus grand groupe du monde, ce qui a manqué et ce qui ne pourra plus jamais être. C'est une brève histoire du temps, comme dirait le poète sclérosé, à laquelle nous convient Meadows et les Stone Roses. Une histoire qui essaie d'approcher au plus près ce qui est enfouit et qui doit rester enfouit. Et ce n'est pas une mince affaire que d'essayer de faire affleurer tout cela quand on sait que s'il y a un écran au cinéma c'est justement pour montrer.