"J'ai commencé à faire du cinéma en pensant que c'était cadrer quelque chose, j'ai essayé sans y arriver, et j'ai le sentiment, maintenant, qu'on ne cadre plus comme ça... que même ceux qui cadraient, comme les Russes ou les Allemands, en fait ne cadraient pas... parce qu'ils cherchaient autre chose, et que le cadre c'était le résultat... et ce qui m'avait impressionné, c'était les cadres des peintres, en particulier des peintres modernes... Alors que chez les peintres classiques, on le voit tout de suite, chez Vermeer, chez Vélasquez, on sent qu'il a fait ça, et on croit que c'est l'essentiel... Mais moi je découvre dans la peinture moderne qu'en fait Vélasquez n'a pas cadré... Parce que je vois chez Bonnard, ou Matisse, même dans des aplats, ou des découpages, que le cadrage vient après... Il est peut-être présupposé, il y a peut-être une Immaculée Conception du cadre, mis elle vient après... La seule réussite, et que n'a pas du tout compris l'équipe du film, même techniquement, c'est qu'il n'y avait pas de cadre... Je n'arrive pas à expliquer à un opérateur qu'il n'y a pas de cadre, qu'il y a un point à trouver. [...]
C'est un résultat, le cadre. Et c'est quelque chose, enfin, dont je me suis débarrassé, dont je ne m'occupe plus. Et le film d'Anne-Marie aussi, je crois que c'est mon seul point commun avec un cinéaste comme elle, c'est qu'elle ne se préoccupe pas de cadrer, et tu peux voir le film projeté en cinémascope, en hauteur, ça te donnera la même impression. Nous, on cadre toute l'image, et il y a la moitié de l'image qui est supprimée à la projection. Alors, on me demande : "Faut-il cadrer comme ça ?" Je dis : "Vous cadrez comme vous voulez." Ça veut dire que le centre, dans les moments réussis, sera toujours au même endroit. Dans un livre, il n'y a pas de cadrage ? Pourtant, il y en a forcément un... Je ne parle pas de cadrage d'imprimerie, où le cadre, c'est le cadre du bouquin, mais un livre n'a pas de cadrage... Pourtant, s'il est réussi, on a le sentiment d'un cadre."
Jean-Luc Godard, Art press numéro 88, janvier 1985.